Catholica - n°118 - Un traité du désespoir parfait

 Catholica - n°118 - Un traité du désespoir parfait
21 2013

Un traité du désespoir parfait 

De tous les penseurs russes que les bolcheviques chassèrent d'URSS au début des années 1920, Léon Chestov (1866-1938), dont on a récemment réédité Athène et Jérusalem (Le Bruit du temps, 2011), est sans doute, avec Nicolas Berdiaev, le plus connu en France. À la différence de ce dernier, il fut en outre d’emblée bien traduit en français (par Boris de Schloezer), ce qui contribua bien sûr à le faire apprécier chez nous, et il marqua profondément un Benjamin Fondane, un Albert Camus, un Émile Cioran, un Yves Bonnefoy (voir l’essai de celui-ci, intitulé « L’Obstination de Chestov », p. 533-544).

À travers tous ses livres, la voix de Chestov résonne comme celle d’un grand-prêtre tonnant obstinément contre la profanation des vases sacrés du temple. Page après page, il se veut « malleus Dei », « marteau du Seigneur » qui, à temps et à contre-temps, réveille les cervelles et les cœurs pour les rappeler à la transcendance absolue du Dieu ineffable. Le Dieu de Chestov n’est pas le Dieu des philosophes mais, comme pour Pascal, c’est « le Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob », c’est le Dieu du Luther de « sola fide », du Kierkegaard de Crainte et tremblement (Chestov ne lut Kierkegaard qu’à la fin de sa vie et se reconnut d’emblée dans ce penseur qui mettait à la base de l’interrogation philosophique non l’étonnement, comme chez les Anciens, mais le désespoir ; voir son ouvrage Kierkegaard et la pensée existentielle. Vox clamantis in deserto, Vrin, 2006), du Dostoïevski des Notes du souterrain, c’est le Dieu dont Nietzsche déplore la mort dans Zarathoustra. Il lui oppose, comme étant une idole indigne, le Dieu des Stoïques, le Dieu de Socrate, d’Aristote, de Leibniz, de Spinoza, de Hegel et de Thomas d’Aquin, ce Dieu mutilé par les limitations qu’imposent le sens commun, le respect de la nécessité et la raison, et c’est avec une audace de pensée et d’expression que rien n’arrête que Chestov s’élève contre toute pensée qui diminue la transcendance absolue du Dieu en qui il veut croire. Le péché originel est « le savoir que ce qui est, est nécessairement ». Et Chestov pose magnifiquement la question : « D’où vient cette assurance inébranlable que seul le savoir apporte à l’homme la vérité ? » (p. 187).

Sans doute peut-on voir dans cette inlassable ardeur à lutter contre toute présomption d’école – Chestov n’a pas de mots assez durs pour repousser le « Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere » (« Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre ») que Spinoza conseille aux philosophes – un reflet du « décalage » propre à la Russie, pays chrétien qui ne connut pas la grande scolastique médiévale et qui n’eut des facultés de philosophie sur son sol que fort tard dans son histoire. Chestov tourne ce décalage national en avantage et, quoique lui-même fort instruit, son ton n’est à aucun moment celui d’un héritier de siècles d’école. On pourrait aussi entendre là un écho d’une tradition particulièrement chère à l’Orient chrétien, celle de l’apophatisme, selon laquelle Dieu est au-delà de toute formulation positive et de toute « raison ». Fort de la tradition dont il se réclame, Chestov ose davantage que quiconque. C’est sans doute là une des causes de sa puissance d’expression et de l’étonnante fascination qu’exercent ses écrits.

Chestov refuse de jouer le jeu de la philosophie classique, qui fait de Dieu un concept et qui impose à l’homme des lois morales contraignantes calquées sur celles de la logique. À l’instar du héros des Notes du souterrain, il va jusqu’à récuser deux et deux font quatre comme commencement de l’aliénation. La raison est, selon une formule de Luther sur laquelle Chestov ne cesse de revenir, « la bête très nuisible qu’il faut tuer pour que l’homme puisse vivre ». Dieu est libre des principes de la logique et n’est proche que de ceux qui Le cherchent en gémissant. Quant à ceux qui, pour Le trouver, cultivent une sagesse issue de lois « naturelles » et respectueuse du principe de contradiction, le Dieu de Chestov n’en a que faire. Le héros cher à Dieu, c’est Job sur son fumier, qui crie et pleure au grand scandale de ses « raisonnables » amis. Raisonner, c’est se retourner comme Cham sur la nudité de son père Noé. C’est donc pécher. C’est ce que firent Aristote, Kant et Hegel. (« Il est possible, écrit curieusement Chestov, il est même très probable que si Hegel avait été catholique, il eût été reconnu doctor ecclesiae et eût remplacé saint Thomas d’Aquin qui est dans une large mesure périmé et doit être corrigé », p. 138.)

Un rapprochement avec le Camus du Mythe de Sisyphe pourrait être tenté. D’autant plus que Camus cite Chestov parmi ses maîtres, aux côtés de Kierkegaard, Heidegger, Jaspers et Husserl. Mais l’existentialisme du penseur français de l’absurde, marqué par la tradition du moralisme classique, conserve un relent de bonheur et de sagesse qui aurait été étranger à Chestov. Pour le Russe, il aurait sans doute été stérile et indigne « d’imaginer Sisyphe heureux » comme conclut Camus.

L’opposition entre Athènes (la Sagesse) et Jérusalem (la Foi) est donc irréconciliable et, tout au long de son œuvre, Chestov s’acharne à illustrer cette thèse, voire – et ce n’est pas un mince paradoxe chez ce contempteur de la logique – à la prouver. Il aime, pour appuyer son propos, citer ce passage célèbre de Tertullien (souvent résumé par la formule Credo quia absurdum est) : « Crucifixus est Dei filius ; non pudet, quia pudendum est. Et mortuus est Dei filius ; prorsus credibile est, quia ineptum est. Et sepultus resurrexit ; certum est quia impossibile est » (« Le fils de Dieu est crucifié ; il ne convient pas d’en rougir parce que c’est honteux. Le fils de Dieu est mort ; c’est encore crédible parce que c’est inepte. Inhumé, il est ressuscité ; c’est certain parce que c’est impossible »). C’est aussi d’une formule de Terullien qu’est tiré le titre du livre : « Quid ergo Athenis et Hierosalymis ? » – « Qu’y a-t-il de commun entre Athènes et Jérusalem ? » La réponse impliquée est évidemment : « Rien ».

Il est intéressant, à ce propos, de lire ce qu’en dit Étienne Gilson. Vigoureusement critiqué par Chestov dans la troisième partie d’Athènes et Jérusalem intitulée « De la philosophie médiévale. Concupiscentia irre- sistibilis », qui porte sur son Esprit de la philosophie médiévale (paru en 1932), Étienne Gilson lui écrit le 11 mars 1936 : « Qu’y a-t-il de commun entre Athènes et Jérusalem ? Réponse : Rome. C’est évidemment là le fond du débat. Vous revenez, sinon à Luther, du moins à ce qu’il y a de Luther dans votre cher Dostoïevski. Je crois au contraire que Dieu parle par l’Église de Rome, que la révélation continue par elle, et qu’elle a d’ailleurs pour objet de nous remettre devant les yeux la révélation totale. » Effectivement, comme le dit Gilson, c’est bien là le fond du débat.

Une autre objection, d’ordre historique elle aussi, pourrait être faite à Chestov. L’opposition Athènes/Jérusalem n’a dans l’antiquité chrétienne aucune assise réelle, et la phrase de Tertullien n’est qu’une formule illustrative d’un autre propos. Les Juifs comme les Romains au temps du Christ et dans les siècles qui suivirent avaient en effet adopté la culture grecque, qui faisait partie de leur environnement culturel commun. Il faudra attendre le XIXe siècle, et notamment Heinrich Heine en Allemagne et Matthew Arnold en Angleterre, pour que cette opposition s’empare des esprits et paraisse normale (voir Martin Goodman, Rome et Jérusalem, Perrin, 2009, notamment p. 145). Mais il n’est pas sûr que cette objection ait pu ébranler Chestov : d’abord il récuse le « jugement de l’Histoire », et ensuite, la plupart des auteurs sur lesquels il s’appuie – Kierkegaard, Nietzsche, Dostoïevski – n’appartiennent-ils pas au XIXe siècle et ne se place-t-il pas lui aussi dans le cadre d’un débat né au XIXe siècle ?

Il reste, en dépit de ces objections, que le lecteur d’Athènes et Jérusalemsaura gré à l’auteur d’avoir su porter le désespoir à un degré de pureté tel qu’il peut ouvrir sur Dieu.

                                                                                 Bernard Marchadier