Le Monde, "Sur une ligne de crête", entretien et recension par Fabrice Gabriel

23 juin 2022

Mélange de doute et de détermination, de pudeur et de franchise, l’écrivaine a mené à bien cinq romans sur l’art. Ils forment un cycle, et sont aujourd’hui réunis en recueil

 

 

Entretien

 

Qui a deux maisons perd sa raison », dit un adage attribué à Chrétien de Troyes, en réalité inventé par Eric Rohmer pour Les Nuits de la pleine lune (1984), le quatrième film de sa série « Comédies et proverbes »… Cécile Wajsbrot aurait-elle alors perdu le sens ? Cette parfaite germaniste passe en tout cas d’un lieu à l’autre, de Berlin à Paris, où elle réside alternativement, et du français à l’allemand ou à l’anglais des textes qu’elle traduit volontiers, ceux en particulier de sa très chère Virginia Woolf… Dire qu’elle a l’esprit nomade serait cependant se tromper sur cette écrivaine à la bibliographie abondante, depuis la révélation d’Une vie à soi (Mercure de France, 1982).

Cécile Wajsbrot est en effet ancrée dans une mémoire forte, intensément présente dans beaucoup de ses livres, celle de sa famille juive polonaise aux racines calcinées, au cœur tragique de l’Europe du XXe siècle. C’est bien là qu’elle habite, sans doute, dans un monde perdu, une maison aux fondations faites de livres et du souvenir des siens, et peut-être est-ce pour cela qu’elle nous dit avoir tant de mal à se sentir chez elle quelque part : elle aime par-dessus tout les cafés, travaille à Paris dans une chambre de bonne, partage un appartement avec une amie lorsqu’elle réside en Allemagne…

Cette façon bien à elle de ne pas vraiment se fixer, avec une fausse indécision, les apparences d’une timidité un peu triste se retrouvent dans son parcours éditorial récent. Le cycle romanesque de cinq livres aujourd’hui réunis sous le titre Haute mer en témoigne, puisqu’il rassemble des textes publiés successivement chez Denoël, Christian Bourgois et Le Bruit du temps, la belle maison d’Antoine Jaccottet qui l’accueille désormais. Cécile Wajsbrot change de demeure, mais demeure telle qu’on l’a toujours connue : on la retrouve avec ce mélange qui lui est propre de doute et de détermination, de pudeur et de franchise presque crue lorsqu’elle parle de son travail d’écrivaine.

De la détermination, il en a fallu en tout cas pour mener à bien le projet du cycle Haute mer, dont les règles, même floues, étaient fixées à l’avance : il s’agissait d’écrire cinq livres pour traiter de la question de l’art et de sa réception. Pourquoi cinq ? « J’aime bien ce chiffre, explique Cécile Wajsbrot, le fait qu’il soit impair et permette un milieu, une symétrie… Je me disais que trois livres, c’était trop peu, et sept un peu trop. Cela dit, les choses n’étaient pas complètement planifiées, j’avais seulement prévu que le premier traiterait de la musique, le dernier de la littérature, mais je ne savais pas quelle forme prendrait chacun, et je n’avais pas fixé à l’avance le fait qu’ils parleraient de la sculpture ou de la vidéo, par exemple, domaines dont je n’avais pas du tout une connaissance de spécialiste, mais vers lesquels il m’a plu de m’aventurer… Disons que je m’étais fixé une sorte d’horizon idéal, et de voir les textes aujourd’hui réunis en un volume me permet de réaliser, d’une certaine manière, qu’il a été atteint. »

C’est son éditeur, désormais installé dans le Cotentin, qui a eu l’idée de réunir les cinq romans dans un recueil qui en manifeste la cohérence et matérialise l’idée du cycle. L’ajout d’un riche index des « œuvres citées » donne même une espèce de profondeur, assez impressionnante, à l’ensemble, où l’on se rend compte de l’importance des savoirs mobilisés, de Shakespeare à Bill Douglas, d’Eugene Atget à Yoko Ono… Entre l’écrivaine et l’éditeur, on peut dire que le lien s’est fait à travers Virginia Woolf, figure centrale dans l’univers de Cécile Wajsbrot, puisqu’elle intervenait déjà dans son premier livre et revient encore dans le dernier publié, Nevermore (2021) : l’écrivaine a établi et traduit un choix d’essais de Woolf en 2015, à l’invitation d’Antoine Jaccottet, qui a également repris sa traduction des Vagues, précédée d’un très beau texte de présentation. « Ainsi Virginia Woolf nous a-t-elle fait signe, d’une certaine façon, à l’un et à l’autre », dit-elle en souriant.

L’entreprise de Haute mer est aussi, et peut-être d’abord, comme un défi pour rompre avec certains livres passés, hantés souvent par la mémoire ou sa possible perte (ainsi du magnifique et terrible L’Hydre de Lerne, consacré à son père et publié chez Denoël en 2011). Même si cela peut sembler paradoxal, elle dit : « Construire un cycle romanesque à partir de la thématique de l’art, c’était pour moi aborder le monde dans lequel on vit : décrire quelque chose qui soit dans le présent. C’est pour cela que la vidéo apparaît dans Sentinelles [2013], plutôt que le cinéma. J’avais envie de traiter quelque chose qui ne soit plus le “mémorial”, pour reprendre le titre d’un de mes livres précédents, mais permette de jouer avec l’instant et la répétition… Bref, j’ai essayé d’être à contre-emploi ! »

Ce désir du contemporain semble induire une manière d’expérimentation continue, de livre en livre, dont le plus frappant est sans doute en effet Sentinelles, qui consiste en une sorte de collage de conversations, un soir de vernissage à Beaubourg, avant qu’un black-out général ne vienne tout remettre en question : non pas pour condamner benoîtement l’art contemporain, même si l’écrivaine ne manque pas d’ironie, mais pour nous amener à éprouver une forme de vertige devant la question de l’art ainsi mis en crise. Une crise que l’on retrouve de façon saisissante dans la dystopie finale de Destruction (2019), où revient la crainte presque « bradburienne » d’une France – et d’un monde – totalitaire, abîme dans lequel se perd la voix de la narratrice, et l’espoir d’une liberté de lire, d’écrire.

« La question qui m’obsède depuis mes débuts, précise encore Cécile Wajsbrot, est de savoir comment écrire un roman aujourd’hui. Le roman est une forme souvent décriée, qu’on considère comme appartenant au passé, mais que je voudrais justement rendre contemporaine : cela peut passer par un travail sur les voix, par exemple, le lien de l’écrit à l’oralité, sans utiliser les conventions traditionnelles du dialogue… Ce qui, en tout cas, est commun dans les cinq romans du cycle, c’est l’oralité passant par l’écrit, d’une façon ou d’une autre : ce travail des voix est particulièrement apparent dans Sentinelles, mais se décline également dans tous les autres textes. » Ainsi est-on frappé, à les relire, par l’inventivité formelle des romans composant Haute mer, où la question de l’art se dédouble, d’une certaine manière, pour mettre en avant d’étranges effets de solitude, quand les voix ne se croisent pas, ou plus, tandis que se déploie en filigrane une réflexion sur les possibles du roman. « A propos du roman en tant que genre, je peux dire qu’il y a d’un côté des auteurs comme Marcel Cohen ou Hélène Cixous, qui sont dans la littérature sans être dans le roman, d’un autre ceux ou celles qui sont dans le roman sans être dans la littérature. Je me trouve – avec d’autres – sur une ligne de crête, cherchant comment être dans le roman au sein de la littérature… » C’est là une juste façon, assurément, de résumer la place qu’occupe aujourd’hui l’écrivaine, fausse timide férocement résolue à faire une littérature qui se lise et se pense comme une aventure en « haute mer », insoucieuse de la houle, bravant le présent pour, forte du passé, y découvrir du nouveau.

 

Recension

 

Cécile Wajsbrot a le sens des titres, et celui qu’elle a choisi pour les cinq romans du cycle qu’elle a consacré à l’art est particulièrement parlant : Haute mer. Nous voici en effet embarqués à la (re)découverte d’un espace narratif où les vagues ne manquent pas ni les écueils ou abysses éventuels : ce sont cinq livres composés entre 2007 et 2019, dont le projet est d’aborder, de la façon la plus contemporaine, les questions de la création et de sa réception. Les premier et dernier de la série portent eux-mêmes des titres dignes de Thomas Bernhard (1931-1989) : Conversations avec le maître et Destruction, qui évoquent la musique et la littérature. Cécile Wajsbrot, pourtant, n’a pas la méchanceté ratiocinante (et géniale) de l’Autrichien : c’est une expérimentatrice discrète et diablement efficace, qui tient dans ses livres une ligne tortueuse et sûre, où se font diversement écho les rapports de pouvoir et de genre, les questions du lien à l’histoire et aux paysages qu’elle dévaste de sa grande hache…

La forme des récits varie, échappant heureusement à l’ennui démonstratif d’un discours déguisé en fiction : qu’il s’agisse, par exemple, de la sculpture dans L’Ile aux musées, ou de la vidéo dans le très étonnant Sentinelles, où une panne d’électricité sert de révélateur lors d’une soirée au Centre Pompidou, la littérature travaille le sujet sans en épuiser le mystère ni en caricaturer les enjeux, avec une inventivité dépourvue de tapage, qui laisse les interrogations ouvertes et peut donner aussi à rêver. En témoigne encore le texte plein de surprises de Totale éclipse, roman construit sur des chansons qui mettent en relation de façon simple et lumineuse, presque malicieuse, l’art et la vie.

Par Fabrice Gabriel