NRF, recension par Christophe Langlois

 NRF, recension par Christophe Langlois
01 novembre 2018

« Et pourtant je vis» : Mandelstam,

                                                                                                                                                                                                          « Et je ne vis pas, et pourtant je vis*… »

Que nous puissions tenir en main l’ensemble de l’œuvre poétique de Mandelstam*, de La pierre (1913) jusqu'aux Cahiers de Voronej (1936) en passant par Tristia (publié à Berlin en 1922 pour cause de censure), et surtout l'énorme masse des Poèmes non rassemblés en recueil ou non publiés, où gisent des trésors d’une splendeur inégalée, avec la prose du Bruit du temps (1925) jusqu’à De la poésie (1928), est une chance inouïe. Non seulement l’œuvre ne s’est pas perdue, mais les efforts conjugués d’André du Bouchet en 1973 avec sa traduction du Voyage en Arménie, de René Char et Tina Jolas en 1981 avec les trois poèmes publiés dans La planche de vivre aux côtés de ceux de Goumilev, ceux d'Henri Abril avec ses six volumes donnés entre 1999 et 2016 aux Éditions Circé, ceux de Philippe Jaccottet avec Simple promesse (1994), qui ont tous concouru à la postérité de Mandelstam, trouvent ici, dans cette version définitive, leur justification.

La langue française, servie avec un art consommé par le traducteur et poète Jean-Claude Schneider, comme une coupe sonore, verse à chaque page sa musique inconnue de nous, et qui fait de l’inconnu notre grande destination.

C’est toujours la question de ce que nous portons encore, ou non, de vie en nous. De notre état, réel, présent, au regard de l’amour, du vrai, qui nous tendent vers eux avec cruauté, en beauté. Mandelstam entrouvre les portes de cet état de conscience à peine dominé, où fusionnent miraculeusement les contraires. Nous voudrions vivre ainsi, dans des conditions nouvelles d’esprit et de sens : parfois elles sont signifiées, le plus souvent à peine devinées, ou récusées. A quoi se raccrocher pour avoir ne serait-ce qu’une idée de la satiété promise ?

Sa poésie fait l’effet d’un soulèvement, d’une terre noire revue en rêve, enrichie d’une semence de siècles — et d’un tel pouvoir d’enchantement, malgré le mauvais sort! C’est un bien directement acquis aux portes de la mort, pour nous qui le lisons et tenons entre nos mains de telles floraisons, sans aucun mérite qui nous soit propre. Un tel débordement! Comment ne pas être ravis ?

 

Plus mon attention scrutait ta citadelle,

lisant la monstruosité de tes côtes,

plus je songeais : d’une pesanteur mauvaise

je créerai moi aussi, un jour, la beauté*.

 

Ainsi Mandelstam voyait-il Notre-Dame-de-Paris en 1912, c’est-à-dire aujourd’hui. Pesant ce qui manque au jeune homme, il a l'intuition de l’équilibre auquel il est appelé, entre les foisonnants désirs et les mille possibilités. Mandelstam ne décrit rien qu’il n’habite de l’intérieur : il fait surgir d’un sentiment un cheval, d’une moisson écarquillée un fenil, comme s’il pressait dans l'argile les formes de l’eau. Chaque détail est « intensément incarné4 ». C’est une mise en présence au monde, sans torsion hallucinatoire ni pose transgressive, un retour téméraire au réel. Partout, le naturel. Jamais le poète ne renonce à pressentir ni à sourire. Il se moque aussi de lui-même. Personne n’est important, ou alors tout l’est : de chacun en secret je m'éprends. La ville, les temps modernes, la haute Antiquité : c’est un guide érudit, un questionneur

sans emphase, infatigable. Il contemple Tiflis la bossue et son siècle ; quasi mendiant de dix années de silence, il redécouvre la grâce de la Méditerranée dans les montagnes arméniennes, où le quotidien devient un rapatriement :

 

Les objets, à la manière des femmes,

ont soif de noms intimes qui caressent*.

 

Cette puissance de vie qui forme le long de l’œuvre un fleuve leste, indéchiffrable comme les bouleaux de Russie, cette vie dont il dit qu’elle est incomparable, il n’a cessé de vouloir la manifester, jusqu’à s’interdire d'écrire, dictant uniquement, sans recours à la main ni à la machine, ses poèmes à sa femme.

Ses derniers moments près de Vladivostok fin décembre 1938, baraquement II « pour les contre-révolutionnaires* ? », sont à ce titre significatifs : cet homme qui mâchonnait des poèmes en silence était bien « poète ». Mort de froid à la suite d’un épouillement, son cadavre fut employé par ses voisins pour détourner pendant deux jours la portion de nourriture qui lui était destinée. On levait son bras à chaque appel. Lorsqu'on s’aperçut du subterfuge, il était devenu impossible de fixer l’heure et la date de son décès, détails dont ne s’encombraient d’ailleurs guère les fossoyeurs. « C’est ainsi qu’il mourut avant la date de sa mort », note plaisamment Chalamov. Une vie nourrit celles qui l'entourent : qu’un corps de poète serve à cela, tout crûment, quoi de plus naturel ?

Mandelstam admirait Villon et Verlaine, dont il crut voir le visage chez un vieil homme, notre Socrate aviné! Par contraste, on repense à la bonne santé, à la vie jaillissante, aux accents colorés des poèmes pour enfants. Car le poète russe disait de la langue qu’elle pouvait rétablir l’homme dans sa nature profonde, comme il le notait des peintres français du XIXe : « L'artiste, par nature, est médecin, guérisseur*. »

Ce n’est pas là pose ni poudre aux yeux symboliste ou romantique : mais par la clarté, l'harmonie, la forme, nous sont restituées les dimensions de la vie.

 

L’Archange Michel et la Résurrection

sont translucides comme des paumes -

une exaltation partout se dissimule,

au fond des jarres couve le feu.

Tendresse et pesanteur, sœurs, vos signes se ressemblent…

…*

 

Tendresse et pesanteur : maîtres mots de l’acméisme : du grec akmê (sommet, plein épanouissement), ce mouvement initié en 1912 par Kouzmine, Goumilev et Akhmatova ose être « l’araire qui affouille le temps pour en faire émerger les couches profondes, son tchernoziom9 ». En réaction aux arts nébuleux fin de siècle, ces poètes amoureux de concision, d'équilibre, veulent trouver dans le Verbe le courage d’accepter le réel. Leur poésie, sévèrement jugée par les thuriféraires de l’action politique, préfigurait la seule réaction possible aux futurs produits dérivés de l’idéologie, à la poésie militante.

Pareille attitude de défi, d’affirmation du pouvoir intrinsèque des mots, ne pouvait paraître que profondément asociale, antibolchévique, et leur attirer les foudres. N'est-ce pas un portrait charge de Staline, doigts boudinés de vers de terre, mangeur d’hommes, qui valut à Mandelstam sa disgrâce ? L'accueil déjà froid réservé au Bruit du temps, en 1925, en témoignait, qui reprochait au poète son anachronisme, sans comprendre qu’il s’en prévalait, au contraire : « contemporain de personne », écrivait-il fièrement.

Attitude qui ne manque pas de panache, car Mandelstam était à la fois gai et insolent. Ne décocha-t-il pas une gifle à un membre influent de la Guépéou qui se vantait publiquement de pouvoir faire exécuter qui bon lui semblait ? Inconscient, ce drôle d’oiseau ne tenait pas en place. Aucune des coteries officielles de la bonne société littéraire soviétique, sous la férule de laquelle passaient immanquablement les publications, ne le vit quémander longtemps : il passait son chemin. Jusqu’à la dernière maison où les exils successifs le virent attendre l'arrestation aux côtés de sa femme Nadejda, à qui nous devons la conservation de son œuvre par les subterfuges de la mémoire et des cachettes, il se plut à rester libre. Jusqu’au choix de la forme littéraire, il ne consentit jamais à l’appel du «grand roman » auquel l'encourageait Pasternak.

N’’être contemporain de personne, au moment où chacun se pressait au-devant de la scène historique, nous pouvons en ruminer le sens aujourd’hui : ce n’est pas tant se démarquer de ses congénères que refuser une lecture progressiste de l’art. Aux yeux de Mandelstam, la poésie la plus antique, Homère, Hésiode, Virgile, est encore à venir. «Il y a une phrase qu’on entend souvent, écrit-il : “ceci est bien mais appartient à hier”. Je dis, moi : la journée d’hier n’est pas encore née. (….) Cela caractérise toute poésie tant soit peu classique. On la perçoit comme ce qui doit être, non comme ce qui a déjà eu lieu. Si bien qu’il n’y a encore jamais eu de poète. Nous voici affranchis du fardeau de la mémoire. Combien, en revanche, de pressentiments rares*. »

Pareils pressentiments exprimés en russe se fixent désormais en français sous la plume du traducteur Jean-Claude Schneider. L'outil de travail magistral qu’offrent les Éditions Le Bruit du temps avec ces deux volumes de poésie et de prose récemment parus permet désormais de tenir pour acquis le classicisme d’un auteur qui n’apparaissait pas encore dans le premier Laffont et Bompiani. Que de chemin parcouru par cette œuvre pour arriver jusqu’à nous! Le premier, Paul Celan, dès l’après-guerre, se préoccupa de la traduire en allemand, langue à laquelle Mandelstam était si attaché qu’il écrivit à sa gloire, au moment même où elle allait signifier l'inverse de ce qu’elle porte, un chant retroussé en aboiement :

 

Pour sept années de tueries, pour de nouvelles

pestes, Dieu-Nachtigall, on veut m'enrôler.

le son mincit, les mots sifflent, se mutinent,

mais toi tu vis, avec toi je suis tranquille*.

 

On ne peut que s'étonner de la date à laquelle furent écrits ces vers : 1932. La plus authentique poésie semble toujours prophétique, c’est-à-dire au moins autant l’annonce d’événements à venir que l’élucidation de vérités déjà advenues à notre insu*.

 

Par Christophe Langlois

 

* Poèmes non rassemblés en recueil ou non publiés, Œuvres complètes, tome I, p. 389.

Œuvres complètes, Ossip Mandelstam, édition bilingue, trad. Jean-Claude Schneider, éd. Le Bruit du temps / La Dogana. Coffret en 2 vol. 733 P. et 783 p.

La pierre, « Notre-Dame », Œuvres complètes, tome I, p. 95.

* Quelques notes à propos de Mandelstam, Philippe Jaccottet, in Une transaction secrète, Poésie/Gallimard, 2015, p. 201.

Poèmes de jeunesseŒuvres complètes, tome I, p. 635.

* Mandelstam, Mon temps, mon fauve, biographie, Ralph Dutli, Le Bruit du temps/La Dogana, 2012.

* Brouillons du Voyage en ArménieŒuvres complètes, tome II, P. 560.

Tristia, Œuvres complètes, tome I, p. 190.

De la poésie, « Verbe et culture», Œuvres complètes, tome II, P- 322.

De la poésie, « Verbe et culture», Œuvres complètes, tome IL, p. 323.

À la langue allemandeŒuvres complètes, tome I, p. 419.

* Cette intuition est à l’image de la rencontre fortuite — 6 ironie de l'Histoire! — avec le futur Hô-Chi-Minh dont un article de 1923 rend compte avec admiration, restituant l’analyse que fait le jeune homme de la colonisation française en Indochine : « Toute la physionomie de Nguyên Âi-Quéc respirait le raffinement, un tact inné.» Proses éparses, esquisses, « Nguyên Ài-Quôc», Œuvres complètes, tome II, p. 197.