Chronique littéraire à la Radio-Télévision belge de la Communauté française (RTBF)

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09 avril 2019

Un nouveau livre pour ce matin en forme de bilan de santé puisqu'il se nomme Léger mieux. Il est de Shosana Rappaport et parait aux éditions Le Bruit du temps.

Léger mieux, est la phrase qu'une femme ou un homme, en l'occurrence ici une femme, pourrait écrire dans son journal. C'est Virginia Woolf qui l'écrit mais ç'aurait pu être Sylvia Plath, avec moins de langueur. Deux écrivaines dans l'intimité desquelles Shoshana Rappaport entre par ce récit. Elle en ajoute une troisième, c'est Marina Tsvetaeïva. Trois grandes figures donc des lettres anglaises, américaines et russes. Trois sensibilités exceptionnelles qui ont tenté d'établir le lien entre leur monde intérieur et la réalité du dehors, deux espaces opposés souvent et pour lesquels il faut, quand on est poète, trouver une forme pour transfigurer l'incessant va-et-vient. Il faut trouver le langage pour exprimer cette dynamique, cette perméabilité, et cette nécessité habitent ces trois figures: rien n'existe pour elles s'il n'est fixé sur le papier.

C'est donc le dénominateur commun de ces trois écrivaines?

Il n'y a pas que cela mais oui, toutes trois ont un besoin d'absolu, de grandeur, de beauté et puis une vitalité contrariée par une santé mentale fragile ou une passion intransigeante pour la vie. Pour être tout à fait honnête, l'autre dénominateur est que toutes trois se sont suicidées, pour des raisons totalement différentes, personnelles ou historiques. Mais ce livre ne le mentionne pas, c'est la vie qu'il embrasse, le mouvement de l'âme de ces poètes que l'auteur piste dans des monologues intimes superbement écrits, très à l'écoute de chacune.

Ce ne sont donc pas des biographies que nous lisons?

Non, nous les saisissons dans leur essence, par leur musicalité, leur manière de s'absorber dans un paysage ou une pensée, avec l'impression de les lire à la fois à dans l'instant et dans le déroulé de leur existence. Leur difficulté à toutes trois est de faire coïncider l'immensité de l'imaginaire avec le pragmatisme du réel. Elles ont un foyer, sont mères ou épouses, doivent gagner leur vie, elles aimeraient pouvoir se contenter du quotidien et en même temps cela leur est impossible. C'est ce qui est très justement rendu dans ce livre, cette tension entre la gratitude d'être dotée d'une sensibilité hors du commun et puis la souffrance de cette hypersensibilité, augmenté de l'exigence artistique qui ajoute à l'angoisse de ne pas aboutir à une oeuvre reconnue.

Leur vie de femme, d'épouse a contrarié leur vocation?

C'est toute l'ambivalence, aspirer à s'ancrer dans « le faire », l'action des tâches quotidiennes et en même temps craindre que le réel ne fasse écran à l'inventivité. Shoshana Rappaport nous donne cette remarque d'une Virginia Woolf : «  à 7h du soir il est temps de préparer le dîner.  Il est vrai je crois que l'on acquiert une certaine maîtrise de la saucisse et du haddock en les couchant par écrit. ». Elle était bien aidée, pourtant mais cela ne l'a pas suffit à tenir la dépression à distance, Sylvia Plath elle aurait bien voulu avoir une « chambre à soi ». Quant à Marina Tsvetaïeva, le stalinisme va détruire toute sa famille horriblement, elle qui n'était habité que par le feu de la poésie et de l'amour. Et pour toutes les trois, la planche de salut est la page blanche.

Et leurs mots se mêlent à ceux de l'auteur de ce livre?

Oui, Shoshana Rappaport entre dans le mouvement de leur écriture, on ne sait plus si ce sont ses mots à elle ou si elles les leur emprunte, tant l'affinité est grande, l'expression raffinée. Elle saisit ces femmes qui aspirent à la paix de l'âme, sans questionnements et qui en sont incapables. C'est leur douleur et leur talent à la fois et de ce dilemme nait leur oeuvre. « L'existence est une substance multiple arrachée à l'obscurité » écrit Virgina Woolf. Assurément, et ce livre dit admirablement l'impossibilité de dissoudre la réalité dans la poésie sans s'y perdre corps et âme.

Léger mieux de Shoshana Rappaport parait aux éditions Le Bruit du temps.

 

Sophie Creuz

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