Encyclopaedia Universalis - Taches de soleil, ou d'ombre, par Yves Leclair

 Encyclopaedia Universalis - Taches de soleil, ou d'ombre, par Yves Leclair
01 janvier 2014

Taches de soleil, ou d'ombre

Près de soixante ans après l’écriture des premiers carnets de La Semaison (1954), Philippe Jaccottet, poète, critique littéraire et traducteur, né à Moudon (Suisse) en 1925, a entrepris, avec Taches de soleil, ou d’ombre(Le Bruit du temps, 2013), de sauvegarder quelques anciennes notes parmi celles qu’il n’a cessé de consigner, au jour le jour, dans les « cahiers d’écolier » qu’il songe à détruire. Un premier choix avait donné lieu à trois volumes de « semaisons », successivement intitulés La Semaison (carnets 1954-1979), La Seconde Semaison (carnets 1980-1994), Carnets 1995-1998 (La Semaison III). Ce triptyque avait déjà été complété par lesObservations et autres notes anciennes (1947-1962).

Exercices d’admiration

Dans le liminaire de ces secondes notes anciennes, qui s’échelonnent du 30 septembre 1952 au 21 septembre 2005, Philippe Jaccottet, précis et scrupuleux, a voulu, par cet ultime tamisage « prévenir toute divulgation posthume de ce que [ses cahiers] contiennent inévitablement de répétitif ou d’insignifiant » sans pour autant exagérer « [s]a sévérité rétrospective », et tout en gardant assez de lucidité pour ne pas céder à la mansuétude du grand âge. On reconnaît là sa constante recherche de la justesse et l’exigence éthique de transmettre une œuvre durable, vœu que contenait en germe le titre même de La Semaison. 
Car, malgré tout, de son écriture de roseau frêle et penchée, le poète d’Airs et de Chants d’en bas n’aura cessé de transcrire, avec un perpétuel souci de justesse — au sens musical du terme — la partition d’une vie pour en sauver les quelques accords de lumière ou d’ombre dans le chaos du monde. Ces notes sauvegardées (sous-titre de l’ouvrage), qui ne se veulent pas un journal intime mais parachèvent La Semaison, se présentent comme un recueil supplémentaire d’adresses et de rencontres dont l’Autre — visages, œuvres, paysages — occupe la meilleure part. À côté de ses admirations picturales (Poussin ou Rothko) et musicales (lesVariations Goldberg par Glenn Gould ou tel Quatuor de Beethoven), sont consignées les lectures quotidiennes d’un critique averti qui complètent la constellation du poète. Sont convoquées, dans un apparent désordre, quelques-unes des figures tutélaires (Senancour, Claudel, Hölderlin, Goethe, Baudelaire, Plutarque, Chestov, Mandelstam, Dante, Leopardi, Basho, Calderón, Saba, Walser...), sans cesse méditées (et pour certaines traduites), qui auront raffermi la fragilité sévère ou la solennité menacée de ce douteur de grands fonds. Ces notes réaffirment aussi la fidélité des amitiés : Gustave Roud, Giuseppe Ungaretti, André du Bouchet, Francis Ponge, Henri Thomas, André Frénaud, Yves Bonnefoy, Jacques Borel, Robert Marteau ou Paul de Roux, de sorte que ces retouches donnent parfois lieu à de très exacts croquis en ellipses : un René Char en « espèce de grand jardinier » ou un Jean Tardieu grave et plaisant Mais, loin d’être toutes d’adhésion, il arrive aussi que ces corrections dénoncent, par exemple, l’aveuglement de certains intellectuels face au nazisme ou, dans un registre moins tragique, la théorisation nécrosante de la poésie que Jaccottet voit affublée « d’une blouse blanche et de lunettes » ou prise dans le corset des idéologies.

Bouquets de mots

Dans la partita de ces notes sauvegardées, à côté de quelques rêves, apparaissent, sous la plume discrète de l’auteur, les visages d’autant plus aimés (père, mère, fille, fils, épouse). L’écriture et le paysage intime de Philippe Jaccottet ressemblent aux tableaux de Morandi qu’il admire, tout d’ombre et d’effacement, de beauté simple et sévère, d’appréciation protestante, travaillés, gommés par une constante inquiétude de la mort, et même ici noircis par la hantise du macabre qu’avive l’accompagnement des mourants, qu’il s’agisse de parents, de proches ou de son ami André du Bouchet. Néanmoins, au-dessus de cet abîme, des bouquets de mots fleurissent, faits d’intériorité, d’affection retenue, de diaphane contemplation. Entre les pages tour à tour sombres ou florales se glisse l’ombre d’un homme qui, aux foires et salons littéraires, préfère l’entretien de quelques proches, son cabanon, son jardin secret, ses promenades à travers la campagne et ses quelques voyages dans les pays et lieux aimés (Italie, Espagne, Lisbonne, notamment). Ainsi, avec le recul vertigineux des années, se trouve soigneusement tamisée la vie d’un homme, sans cesse menacée par la banalité chaotique ou absurde du monde. 
Au vrai, ces notes sauvegardées prolongent la main tâtonnante d’un poète jardinier du sens qui se méfie d’autant plus de ses outils : son écriture d’épure lyrique ne cesse d’épuiser la métaphore ou de se raturer jusqu’à l’ellipse. Au-delà du macabre et contre la tentation du néant de tout, ces lignes transcrivent sur les portées des pages quelques miraculeux accords, au même titre que le petit bateau de papier déposé par la fille du poète entre les mains de son grand-père dans la barque du cercueil : extrême beauté de notre monde au milieu de tant d’horreur, dérisoire et salutaire signe de papier, comme on transmet, en s’éloignant du rivage, des signes de vie et de la plus poignante affection.

                                                                          Yves Leclair