Études - Ralph Dutli : Mandelstam, mon temps, mon fauve

 Études - Ralph Dutli : Mandelstam, mon temps, mon fauve
01 2012

Ralph Dutli : Mandelstam, mon temps, mon fauve

Ce n’est qu’en 1990, à la fin de la politique de la glasnost inaugurée par Gorbatchov, qu’une édition des œuvres complètes d’Ossip Mandelstam a vu le jour à Moscou. Le poète, « né dans la nuit du deux au trois janvier / De la suspecte année quatre-vingt-onze », était mort depuis 52 ans, déporté le 27 décembre 1938 dans un camp du Goulag en même temps que des millions d’innocents, après dix années de persécutions, de déstabilisation psy- chologique, de misère et de peur. Son œuvre a été sauvée grâce à son épouse Nadejda Mandelstam, avec l’aide de Natalia Chtempel et d’Anna Akmatova, toutes femmes qui, « Dans le velours noir de la nuit soviétique / Dans le velours du néant universel » ont « vocation d’escorter les morts / Et d’accueillir, les premières, les ressuscités ». « Les siècles », écrit encore le poète, « passeront peut-être, Et les mains aimées des femmes bénies / Recueilleront la cendre légère ». Nadejda, dont le prénom signifie « espérance », a appris les poèmes de son mari par cœur, caché ses archives, fait passer son œuvre à Princeton et en a révélé les circonstances dans un livre-monument à sa mémoire, paru en 1970 à New York : Contre tout espoir.

Le grand intérêt de cette biographie est qu’elle est liée aux vers, « témoins du souffle de leur maître ». Ralph Dutli explicite les poèmes et les proses, les replace dans leur contexte historique exact, montre les liens qu’a entretenus Mandelstam avec la révolution d’Octobre, avec ceux de son siècle, Blok, Goumilov, Khlebnikov, Maïakovski, Essénine, Anna Akhmatova et Marina Tsvetaeva, avec la tradition − «Nos classiques sont une cave pleine de poudre qui n’a pas encore explosé » −, avec l’avenir : « Tout a déjà été ; tout se répétera : Seul nous est doux l’instant de la reconnaissance. » Mandelstam refusa d’être le contemporain de l’homo sovieticus à l’heure où il fut prescrit d’appartenir sans aucune réticence « aux temps nouveaux ». Ralph Dutli fait ressentir à son lecteur ce que signifie refuser d’être un thuriféraire et comment s’exerce alors la terreur d’État. Si « dans toute société il ne s’agit que d’obéir » comme l’a écrit Spinoza, comment un homme peut-il se résoudre à l’iniquité, surtout quand c’est un être spirituel qui est guidé par des exemples comme ceux d’Ovide, de Dante, de Pouchkine, de Hölderlin qui demandait « que les poètes soient libres comme des hirondelles » ? Mandelstam a chanté dans son « siècle chien-loup », diffamé, affamé, terrifié, comme un chardonneret, car son sang n’était pas celui d’un loup, mais celui d’un oiseau fragile. Mandelstam ne voulut pas être « un contemporain », mais il ne put échapper, à cause de son don de parole, à la machine totalitaire : « Nous mourrons comme meurt la piétaille, / Mais nous ne chanterons ni le pillage, ni la corvée, ni le mensonge ! »

                                                                                             Jasmine Getz