Europe : Recension, par Jacques Lèbre

 Europe : Recension, par Jacques Lèbre
08 juin 2024

En 2007, aux environs d'une Mantoue hantée par Virgile (« Oui, Virgile, du haut d’une niche, d’un haut-relief ou d’un blason, regarde avec surprise le piéton et le flâneur »), des archéologues découvrent deux squelettes du néolithique enlacés, il s'agit d'une jeune femme et d’un jeune homme (« On dirait que toute la tendresse du monde a voulu s'incarner dans ce couple pour servir de symbole à tous les amoureux passés, présents et futurs »). Au printemps 2012, un tremblement de terre endommage plusieurs bâtiments de 1a ville, dont le Palais ducal où se trouve La Chambre des époux de Mantegna. Tout est si fragile ! Voilà ce qui va hanter Les Amants de Mantoue, ce roman de Ralph Dutli, écrivain né à Schaffhouse en 1954, traducteur et éditeur en allemand des œuvres complètes d’Ossip Mandelstam.

Dès la première page, l’adhésion au roman se fait par ce seul passage : « Dans ses souvenirs, Manu humera les arômes de café de centaines de places et de ruelles, à gauche et à droite, des effluves de café hallucinatoires, intensifiés par les palabres, et il entendra comme le fredon d’un immense essaim égaré sur la piazza. » Sur une place de Mantoue, deux amis qui se sont perdus de vue (Manu l'écrivain et Raffa le sismologue) se retrouvent : « Oui, il y a une fissure, une fissure en tout être – par où la lumière pénètre. » Mais comment se fait-il qu'après un terrible tremblement de terre la vie continue ? « C'est peut-être le seul moyen de vivre ? Dans cette insouciance obstinée ? Dans l’oubli béat de ce qui nous guette en permanence ? [...] Mais comment ne pas penser aux morts, aux blessés, aux sans-abri ? Au temps de notre vie, le seul qui compte. Le temps est immunisé contre lui-même, c'est de toute façon un sans-abri, ce vagabond phénoménal qui n'a pas de logis. » Il n'y a pas que dans la terre, dans chaque vie aussi il peut y avoir des zones sismiques. Alors que les deux amis ont de nouveau rendez-vous, Manu n’y vient pas : « Avez-vous déjà observé un homme qui attend ? L’avez-vous déjà vu attendre d’abord avec insouciance et bonne humeur la rencontre espérée, esquisser un sourire et se réjouir tout à l’euphorie de l’attente ? S’interdire toute impatience, s’efforcer de paraître détendu à celui qui va sûrement bientôt arriver ? [...] Gagné par la nervosité, l'homme qui attend fait les cent pas, une légère sueur lui perle élégamment sur le front, puis ses traits s’altèrent de façon inquiétante, passant du léger agacement-vis-à-vis de l’autre et de lui-même – au souffle léger d’une bouffée de panique. Il a dû se passer quelque chose, il ne saurait en être autrement, un accident de la circulation, un virus sournois, ou une fracture de la cheville. » Alors, Raffa va se souvenir d'une ancienne conversation et des propos de Manu : « On devrait avoir un organe pour ça, où tout serait enregistré, tout notre merveilleux bazar et nos lumineux déchets. Un organe objectif, comprends-tu, pas notre mémoire pleine de trous. Une vraie boîte noire pour les conversations réelles et imaginaires, à l'intérieur de nous, un enregistreur de vol pour toutes les voix qu’on a captées. Notre mémoire ne cesse de nous jouer des tours, elle est toute proche de l’illusion ... proche du roman. » C'est pourquoi il va y avoir un chapitre sur le cérumen des cétacés, véritable boîte noire où tout est enregistré de leur vie, aussi bien les périod de calme que les périodes de stress sans doute jamais aussi fortes qu'au moment de leur puberté : « Ses pensées viennent de l’entraîner dans les océans – Là-bas, il n'y a pas de logique. » Il va être aussi question du contenu gastrique d'un cachalot : « Son estomac, c’était le bureau des objets trouvés : trente mètres carrés de bâches, de tuyaux d’arrosage, de pots de fleurs, de cintres, de bouts de matelas, dix-huit kilos de déchets plastiques ! »

Les péripéties du roman, au fond, importent peu, elles ne sont que le caneva où tout autre chose, et comme en creux, se dessine : « L’essentiel. Ce sont les phrases hypnotiques qui font oublier le vrai sujet qu'on traite. Chaque roman crée sa propre magie, sa mystérieuse euphorie, que personne ne comprend et qui comble tous ceux qui veulent s’y exposer. » Il y a là comme une exactitude, et dans le rapport du romancier à son roman n'est pas dominateur celui qui croit l'être : « Le roman s'apparente à un bric-à-brac dément, à un chalut troué, ou, si tu veux, au contenu gastrique de ton cachalot À 1a fin, il se compose lui-même d’autorité, il ne se soucie plus de toi. Tu crois l’avoir en main, mais c’est lui qui t’a en main. Et toi, tu es là comme un fils raté, tu es déjà viré. À tous les coups, tu es laissé à l’abandon. » Dans un dialogue cette fois-ci imaginaire, Manu aurait écrit sept romans, chaque fois sous un pseudonyme différent : « Sans identité permanente, j’étais beaucoup plus libre, la presse et le public ne m’embêtaient pas, eux qui, d'un côté, ne veulent recevoir que ce qu'ils connaissent ou reconnaissent. Ça apaise. D’un autre côté, ils veulent toujours de la nouveauté. Ça excite. Mais sans qu'elle vienne du même auteur, dont ils aiment bien retrouver l'ancienne enveloppe. Gare à lui s'il fait autre chose ! Leurs désirs se contredisent D’accord pour l'archiconnu, mais toujours du nouveau, s’il vous plaît. » Le roman, du moins le temps de son écriture, sort sans doute le romancier (de même que le lecteur) du temps mécanique des horloges, ce temps que Manu avait pressenti : « Il pressentait enfin ce qu'était le temps, le temps de la durée pure, le temps vivant de la conscience agitée, ce temps ni calculable ni mesurable, n’ayant rien à voir avec les spéculations désemparées de sa spatialisation, et ne signifiant pas l’avancée de l'aiguille sur le cadran. » L’amour aussi peut sans doute oublier le temps mécanique, quand le toucher a tout loisir d’explorer une peau .« 5. La magie de l’attouchement, contact primitif que l’œil et l’oreille ignorent, tient à sa réciprocité. Les Amants de Mantoue en savent long sur le sujet, même si leur peau a disparu depuis des millénaires. 6. Le doigté ! Un réseau de nerfs et de neurones sensoriels ... Dans leur entrelacs sans fin, les terminaisons nerveuses de la paume et des extrémités des doigts aiment les douces secousses, les pressions, les mouvements, les légers frémissements, heureux messages pour la moelle épinière et Je cerveau. Et l'âme, par conséquent. » Dans ses péripéties (Manu est enlevé par un comte qui a volé les squelettes pour fonder sur eux une nouvelle religion où ils remplaceraient la croix), ce roman est hanté par la Renaissance, ses peintres, ses poètes : Mantegna évidemment ; Giulio Romano (« Et donc, il peint sur les murs seize positions amoureuses - I Modi – un couple nu accomplissant face au pape et à ses cardinaux sa gymnastique amoureuse. [ ... ] Marc-Antoine Rairnondi, le graveur le plus célèbre à l’époque, a tellement aimé ses graffitis licencieux qu’il s'est glissé dans la salle pour copier ces fresques torrides et les graver sur cuivre, ce qui leur assurera une large diffusion [...] L’Arétin compose un sonnet sur chacune des seize postures érotiques, pour associer le verbe à l’eau-forte et, en choisissant la très noble forme du sonnet ‘‘à queue’’, le sonetto caudato italien [...] l'humaniste Marsile Ficin, le comité central de la Renaissance, le néoplatonicien féru d’amour, réhabilite depuis Florence la VOLUPTAS, ce plaisir que le Moyen Âge avait en horreur, et conçoit une théologie de la joie »), Ralph Dutli va aussi évoquer John Kennedy Toole, cet écrivain américain qui se suicide à l’âge de 31 ans (tout est si fragile !) : aucun éditeur n'a voulu de son roman, publié à titre posthume La Conjuration des imbécilesrecevra le prix Pulitzer. Quand on lit un roman tel que celui de Dutli, on rouvre des livres d'art, on note des noms (ceux que l’on ne connaît pas), puis l’on va voir sur Internet, c'est un roman qui, incidemment, l’air de rien, enrichit le lecteur. Après l’évocation de ces scènes licencieuses, une question va être posée : « Mais combien de temps peut-on subsister dans un temple du plaisir ? Combien de plaisir l’homme peut-il supporter ? Quand est-ce que le terrain de jeu se transforme en prison du plaisir ? [...] Autant revenir à un quotidien impuissant et lézardé, autant retomber d'un seul coup dans le temps commun insignifiant. » Il va être aussi question d'alchimie (« Bien des aspects que le roman pourrait revendiquer ») et de la kabbale, d’autres noms apparaissent : Yohanan Alemanno, Pic de la Mirandole, Isaac Louria, ou encore Yehuda Chayat expulsé d'Espagne en 1492 et qui arrivera à Mantoue, tandis que le pape Paul IV imposera les ghettos en 1555.

L'amour est bien sûr un leitmotiv, mais tout est si fragile, peut-il se confondre avec le bonheur ? « N’était-ce pas Laure qui lui avait expliqué que la langue biblique ne comportait aucun mot signifiant le bonheur, alors qu'elle en avait six pour la joie ? N’est-ce pas insensé ? Aucune notion de bonheur durable dans la Constitution de l’humanité. La joie, c'est un va-et-vient, prends-la, garde-la quelque temps, laisse-la partir. Futilité du bonheur, utilité de la joie possible. » Les Amants de Mantoue peuvent-ils accréditer la thèse de l’amour idyllique ? Il peut y avoir d'autres visions que celle-ci, celle de Laure par exemple : « Elle parlait de ce que l’acte d’amour avait de terriblement lamentable, au fond... il n’y avait que les hommes, prétendait-elle, pour s'enorgueillir de cette bagatelle, de cet emboîtement saugrenu, quel va-et-vient pitoyable malgré ses aspects acrobatiques, quels drôles de gémissements et de râles, et cette déformation des visages, et ce frémissement des corps ! [...] Ces secousses et ces râles qui débouchent sur la petite mort, la tristesse récurrente d'après les réjouissances, et cette somnolence pleine de banalité. » Et c'est le comte qui va dire à son prisonnier combien la rencontre amoureuse est aléatoire, due à un hasard inexplicable. « Peut-être que nos chemins s'étaient croisés depuis longtemps, peut-être à Mantoue, mais nos pieds ne se sont pas arrêtés, nos yeux ont regardé dans une autre direction, pourquoi ? Il arrive trop souvent qu’on se rate, vous comprenez. Le bon moment est un vrai cadeau, mais il n’arrive pas souvent. On est distraits, on est absents, on n’est pas prêts, or la vie ne s'arrête pas sur commande. » Quant aux Amants de Mantoue, tout est bien fini pour eux, et depuis quelque 6 000 ans : « Leur sexe n'était plus discernable, il s’était dissous : à l’œil nu, donc sans microscope à ADN, les Amants de Mantoue ne révèlent plus qui était l’homme, qui la femme, leurs attributs sexuels étant décomposés et tombés en poussière. » Et leur propre époque, aurait-elle pu être idyllique elle aussi ? « Oui, l’eau était plus propre, elle contenait plus de poissons que celle du Pô et de ses affluents aujourd’hui infestés de produits chimiques, il y avait plus de cris d'oiseaux, de hululements de chouettes, et les étoiles avaient un éclat plus vif ; sans le filtre du smog terrestre... Mais une idylle préhistorique, sûr que non... On manquait de nourriture, on gelait, on se bagarrait férocement, on était résolument hostiles, jaloux de la nourriture des autres, on avait des armes d’estoc et de taille ! L’humanité était exécrable en permanence, tout comme aujourd'hui et à n'importe quelle époque. [...] Les gens mouraient jeunes, ils n’avaient pas à se soucier de leur future fragilité, la vie leur brisait le cou bien assez tôt. Au moment de leur mort, tes amants n’avaient même pas vingt ans. »

Deux squelettes découverts enlacés, évidemment, cela peut faire rêver, l’amour, n’est-ce pas... Sauf que les archéologues vont expliquer que c’est la dégradation des tissus et les déplacements de leurs membres qui les ont réunis, alors qu'ils ne l’étaient pas au moment de leur mise en terre : « Ils parlaient la langue du dégrisement, laquelle est limpide et sans nuages. La langue de ceux qui vous dessillent les yeux de façon salutaire. À l'opposé des phrases hypnotiques, des papillotements irrationnels dont lui, l’écrivain, rêvait en permanence, c’étaient des constats d’une froideur objective, à la fois scientifiques et bureaucratiques, des déterminations, des diagnostics. Une prose sèche et exempte d'émotion, sans l’empennage radial de la langue, sans sa vrille létale. » Encore une fois, la trame importe peu, mais sans elle le roman ne s’écrirait pas. Laura, la guide de Raffa dans Mantoue, devenue son amante, l’emmène voir un opéra de Gounod aux arènes de Vérone, vous savez, ces lieux (cinéma, théâtre) où parmi la foule on regarde s’il n’y aurait pas une éventuelle connaissance : « L'arène était pleine de regards qui, comme des hirondelles, se croisaient à tire-d'aile. » Ensuite, ils vont dîner sur une place qui est elle aussi un spectacle, à presque faire oublier ce monde en crise : « Ici, les robes du soir sorties des arènes coudoient naturellement quelques spectateurs inattendus et comblés, venus par hasard grâce à des places offertes, mais qui sait, peut-être aussi des insolvables aux abois, dont on vient de fermer les usines. Mais non, ce ne sont pas eux. C’est une confusion. Le soir des confusions. La vie elle-même n’est sans doute qu’une confusion. D’emblée, un gigantesque malentendu. » Lors de leur première rencontre aux abords de l’hôtel où elle travaille, Laura l’aura dit à Raffa : « Que voulez-vous, nous sommes cette horde de surdiplômés laissés en plan, qui font des petits boulots dans n'importe quel domaine. » Finalement, Manu enfin libéré de l'emprise du comte retrouve ses objets familiers, montre et téléphone portable : « Manu est presque ému de revoir ces simples appareils à indiquer le temps et qui permettent de communiquer. D’ordinaire, il n’en raffole pas, mais d'un seul coup, ils ont une valeur inestimable. Un temps sans mesure est comme inexistant, un temps sans conversations avec des proches est comme un rien retentissant. » Raffa était à Mantoue pour le tremblement de terre, Manu pour les squelettes des amants enlacés, je ne suis pas forcément la chronologie du roman dont je laisse bien des choses sous silence : « Le courrier bureaucratique des experts avait beau être salutaire et dégrisant, se dit Manu, même les anthropologues pouvaient se tromper. En tout cas, ils n'avaient aucune influence sur les mythes et les symboles qui, dès lors qu’ils se sont formés, ne peuvent plus disparaître ni de la mémoire de l'humanité, ni de notre cerveau. Nous sommes à la merci du pouvoir écrasant des images. » Heureusement, prisonnier dans la villa du comte, Manu pouvait apercevoir des arbres : « Les feuilles, au bout de leurs longues tiges, ne sont pas des trembleuses muettes, elles miment l'excitation, une douce agitation. Oui, dehors, ce doit être des trembles qui, au moindre souffle de vent, chuchotent, susurrent, murmurent et sifflent Des dialogues d’amour? De petites disputes ? Aveugle babil que les Amants de Mantoue entendaient sûrement déjà dans la plaine du Pô, quand l’été, main dans la main en silence, ils dormaient à la belle étoile, contemplant le firmament qui frémissait mystérieusement Leur silence est ce qu’ils ont de plus noble. »

Par Jacques Lèbre