Hippocampe - n°8 - « Je prends un petit rien »

 Hippocampe - n°8 - « Je prends un petit rien »
01 janvier 2013

« Je prends un petit rien »

Qui était Isaac Babel, ce Juif odessite considéré comme l'un des plus grands écrivains russes du XXe siècle, auteur qui connut une gloire soudaine au début des années 1920 avec Cavalerie rouge, son livre le plus célèbre, mais également avec ses Récits d'Odessa ? Né en 1894 à Odessa et fusillé en janvier 1940 à Moscou, Babel a beaucoup écrit et peu publié. Ses œuvres (in)complètes – de nombreux manuscrits ont disparu lors de son arrestation, le 15 mai 1939 – sont pour la première fois disponibles en France en un volume. Sophie Benech, qui place sa traduction remarquable « sous le signe de Maupassant et de Flaubert », a établi et présenté les œuvres en prose (nouvelles, pièces et scénarios, mais sans la correspondance). Elle se propose de « rendre le style de Babel », afin que le public français puisse redécouvrir l'envergure de cet écrivain majeur. S'il est impossible de tout transposer en français (trouvailles, effets comiques, clins d'œil littéraires ou culturels, déformations morphologiques, utilisations volontairement erronées, termes et tournures en yiddish, « ukrainismes » ou gallicismes, etc.), elle réussit cependant à montrer qu'il était un styliste hors pair ; de même lorsqu'il s'agit de rendre le style elliptique de Babel, la musique, les modulations de sa prose. Ce travail de translation permet ainsi aux lecteurs francophones de réentendre la voix de Babel (que l'on connaît déjà à travers d'autres traductions parues chez divers éditeurs) et de sentir un peu « la chaleur de sa paume », selon les termes de la traductrice.

Le volume s'ouvre sur Histoire de mon pigeonnier, recueil consacré aux origines dont le récit le plus ancien, « Enfance. Chez grand-mère », date de 1915, et les derniers de 1932. Babel avait l'intention de remettre cet ouvrage à ses éditeurs en 1939 ; toutefois, la plupart de ses papiers et de ses manuscrits ayant disparu à la suite de son arrestation, on ignore jusqu'à quel point ce livre est achevé. Le narrateur, que l'on voit grandir au fil du recueil, explique dans le chapitre « L'éveil » : « Pendant la journée, je racontais mes élucubrations aux petits voisins, et la nuit, je les couchais sur le papier. Écrire était un passe-temps héréditaire dans la famille. Mon grand-père Lévi-Itzhok, qui s'est mis à dérailler sur ses vieux jours, a écrit toute sa vie un roman intitulé L'Homme sans tête. Je tenais de lui. » Dans ces premières pages, la question de l'écriture se situe au centre des préoccupations : « Écrire moins bien que Léon Tolstoï me semblait une perte de temps. Mes histoires étaient destinées à survivre à l'oubli. Une pensée intrépide et une passion dévorante ne valent la peine que l'on se donne pour elles que lorsqu'elles sont revêtues de superbes atours. Mais comment les coudre, ces atours ? » Enfin, une phrase qui pourrait illustrer toute l'œuvre de l'écrivain : « Étant un rêveur, je ne maîtrisais pas l'art absurde d'être heureux. » « Ils ne m'ont pas laissé finir… », déclara Babel au moment de son arrestation. Ses œuvres, bien qu'inachevées et incomplètes, permettent d'approcher la personnalité, la duplicité de cet écrivain russe profondément marqué par ses origines juives qu'il n'a jamais désavouées ou dissimulées. Pourtant, cet intellectuel qui admirait Flaubert et Maupassant était également fasciné par la violence des cosaques et des révolutionnaires, mais aussi par celle des bas-fonds odessites. En d'autres termes, Babel a toujours cherché à concevoir, dans sa vie comme dans son œuvre, des univers et des perceptions de la vie en apparence antinomiques, ce qui le rapproche d'un autre écrivain français du XIXe siècle : « La dualité, qui est la contradiction de l'unité, en est aussi la conséquence » (Baudelaire).

On éprouve de la gratitude envers la traductrice et les éditions Le Bruit du temps de s'être lancées dans un projet aussi ambitieux, consistant à publier en un ample volume ces œuvres (in)complètes, rassemblées de façon raisonnée, accompagnées de présentations concises. C'est un chef-d'œuvre incontournable – auquel se joignent, chez le même éditeur, des ouvrages de et sur Mandelstam, autre victime de l'épuration stalinienne. On pense à cette phrase du Journal pétersbourgeois de Babel : « Nous sommes tous des fossoyeurs. »

                                                                                                    Ariane Lüthi