Indications - n°391 - Hemingway ou le pouls du monde

 Indications - n°391 - Hemingway ou le pouls du monde
01 2012

Hemingway ou le pouls du monde

Les éditions parisiennes Le Bruit du temps, attentives à la petite musique des grands textes qui parle aux lecteurs par-delà les époques, publient le deuxième livre d'Ernest Hemingway, paru durant les années folles. On y trouve déjà le légendaire écrivain cherchant, dan un monde en désordre, la pulsation de la vie.

Quand Hemingway débarque en 1918 sur le front italien, il a dix-huit ans. Au début des années 1920, il revient en Europe : correspondant pour un journal canadien, journaliste plutôt qu'étudiant. S'installer à Paris. Tenter sa chance. Devenir quelqu'un. Il veut être écrivain.

Il est muni d'une lettre de Sherwood Anderson, un maître américain de l'histoire courte, qui le recommande au cercle de ses compatriotes gravitant autour de la librairie Shakespeare & Co, Francis Scott Fitzgerald, Ezra Pound, Gertrude Stein : « Ce jeune homme sait d'instinct reconnaître tout ce qui se fait de valable ici en ce moment. » Joyce vient de publier son Ulysse (interdit aux États-Unis pour « obscénité » ; Hemingway le fera passer clandestinement dans sa patrie), Breton signe le Manifeste du surréalisme. Hemingway égare la malle contenant ses manuscrits à la gare de Lyon. On l'encourage. Ezra Pound, l'apôtre de la modernité, édite un ensemble de dix-hui textes courts intitulés In Our Time, qui trouve place dans une série composant un état des lieux de la prose anglo-saxonne. Le futur prix Nobel de littérature (1954, pour Le Vieil Homme et la Mer) considérera que son œuvre commence par ce petit volume publié en anglais à Paris en 1924. La seule traduction française figurait éparpillée dans les Nouvelles complètes (Quarto, Gallimard, 1999). Les éditions Le Bruit du temps en donnent aujourd'hui une édition bilingue, conçue comme Hemingway l'avait voulue, présentant malgré son caractère disparate une cohérence d'ensemble (« ça paraît drôle, mais c'est vrai », écrit-il à Pound).

Motifs et façons qui font le style Hemingway sont là : les armes, les taureaux, les larmes et les blessures. Dans une file de carrioles évacuant une ville, au centre d'une arène quand le taureau charge, sur les barricades ou face au peloton d'exécution, voilà où Hemingway situe son action, et il se passe déjà d'introductions. L'opuscule sent l'exercice de style mais l'homme est doué à ce jeu. N'est-il pas le père de la micro-nouvelle ? On raconte qu'un soir, dans un bar, il relève le défi d'une histoire qui tienne en six mots. Légende ou non, c'est à lui qu'on attribue ce sommet de l'art épuré : « To sell : baby shoes. Never worn. » (À vendre : chaussures de bébé. Jamis portées.) Derrière le brio, on devine ce qu'il faut d'efforts. Le choix minutieux des mots, le sens du tragique, le parti pris de suggestion.

Hemingway est persuadé qu'un détail frappera davantage le lecteur qu'une longue explication. Qu'un mot, qu'un geste bien senti, symbole plus vrai que le réel, fera entrer le lecteur d'un coup d'un seul dans la vérité. Les romans réalistes l'ennuient : trop de détails. Car il vise l'essentiel, lui, qui veut trouver une façon inédite de dire ce que les hommes ont toujours dit. Pas de fioritures, ni d'expressions toutes faites. Il évite le pittoresque, le superflu. Il n'évite pas le mot juste, fût-il inconvenant. Ne jamais détourner le regard. Question de dignité. Quoi ? Ce qui nous choque, dans la mort d'un homme, ce serait un… mot ?

Les adjectifs, quand il y en a, sont d'une simplicité redoutable : les garçons sont gentils (nice) ou en sueur (sweaty), il est probable qu'on ait eu à affronter les pires choses (some bad things), mais parfois c'est juste drôle (funny), les arbres sont grands (big) et les filles fraîches et douces dans la nuit chaude (cool and fresh in the hot night). Cette simplicité apparente cache son jeu : elle induit chez le lecteur une impression de déjà-vu, une familiarité insidieuse, le disposant à recevoir le frisson de l'expérience. Effet à ne pas confondre avec le « Wow » : la fin inattendue qui éclaire rétrospectivement tout le récit. Hemingway ne cherche pas la bonne chute, il ne tient pas à faire une bonne histoire. Il veut la vérité, sinon à quoi bon ? Donner tout son jus, se vider de sa sève. (« Ce qu'il faut, c'est écrire une seule phrase vraie. ») La vérité de sa génération, perdue selon Gertrude Stein, c'est la drôle de guerre – « l'abattoir international en folie », comme dira Céline dans Voyage au bout de la nuit – dans laquelle on les a sacrifiés.

In Our Time / De nos jours est un exercice de vérité. Instantanés dont les tenants et aboutissants sont suggérés. L'ensemble compose une peinture, au plus près des faits qui comptent – l'amour, la mort –, de son temps. Et de l'humanité, de toute éternité.

                                                                                                     Julie Matagne