La Quinzaine Littéraire - n°1040 - Chestov, l'indomptable

 La Quinzaine Littéraire - n°1040 - Chestov, l'indomptable
16 juin 2011

Chestov, l'indomptable

Le Pouvoir des clés est un ensemble d'essais écrits par Léon Chestov (1866-1938) pendant la Première Guerre mondiale, la Révolution et la guerre civile russe. Le livre paraît à Berlin en 1923. Il est publié en français, à Paris (où Chestov, depuis 1921, vit en exil), dans une traduction de Boris de Schloezer, chez Schiffrin (1928). C'est cette traduction qui est aujourd'hui, à juste titre, reprise. Moins des essais au sens classique et sage, que des coups de boutoir.

Chestov est un libre penseur non rationaliste, pour ne pas dire anti-rationaliste. Il lui faut chercher – et avec quelle rage et quelle obstination – ce qui est par-delà la raison, au-dessus de la raison, et d'abord réduire l'omniprésence de celle-ci, sa Toute-puissance. Et d'abord l'interpeller, lui faire perdre pied et lui faire perdre la main. La déposséder. La déposer. La défier. Il y a des terrains où elle est incapable d'aller. Où son « œil logique » se voile, mis en échec. Des terrains alors qu'elle nie, qu'elle tente de réduire. Et Chestov repère ces lieux qu'elle interdit, ferme et dont elle a dérobé et cache toujours les clefs. Et Chestov, coûte que coûte, de vouloir jeter sur ce no man's land une pleine clarté, venue d'une source lumineuse non rationnelle. Ce qu'il appelle le soudain. Et que répondre ? « Nous constatons chaque jour que la pierre tombe au fond de l'eau, mais ce n'est q'une fois seulement, sur le mont Sinaï, et en l'absence de tout témoin, que Dieu se révéla à l'homme. Comment savoir avec certitude que ce fait eut vraiment lieu ? » Comment réagir ? Avec quelles armes contrer cette attaque, tout au moins la contenir le temps d'une vie ? Et cette autre : « L'idéalisme est le seul refuge de ceux qui ont perdu tout espoir de sauver des êtres vivants » ? Autrement dit ceux qui raisonnent et font profession de raisonner « sacrifient avec la même indifférence l'homme vivant et le Dieu vivant ». Pour Chestov, il faut maudire ce culte où l'homme n'existe pas plus que Dieu. La vie est à reconquérir. Et la raison un sommeil dont il faut se secouer. Le destin que remplit aujourd'hui (un aujourd'hui qui remonte aux Grecs, à Platon, Aristote) la raison, voilà le plus dramatique des destins.  « Mais il existe des lieux où la lumière du soleil ne pénètre pas la terre, au fond de l'océan. Les ténèbres y règnent, mais la vie et la vérité de la vie y sont-elles impossibles ? » Dans l'esprit de Chestov, des lieux analogues sont intérieurs à l'homme. Sa vie a un sens et un son mystérieux. Seulement les religions qui croient le porter ne portent qu'elles-mêmes. « Le catholicisme croit non en Dieu, mais en lui-même. » Elles édifient et veulent édifier. Elles abandonnent l'énigme de l'être et rabattent l'homme dans l'enclos moral.

Chestov procède par paradoxes, élans, à-coups, fracas, colère. Il manifeste une tension mentale qui n'est pas sans rappeler celle du kô-an dans les pratiques du bouddhisme zen. Vers la fin de sa vie, il commencera d'ailleurs à se tourner du côté des philosophies orientales. En attendant il renverse avec alacrité les choses et défait dans « La nuit de Gethsémani » (ce sera le titre d'une de ses études, publiée à Paris en 1923 et reprise dans le volume Sur la balance de Job, Paris, 1929) la toile de Pénélope du Logos. Car Chestov travaille avec la Nuit, celle de Pascal, celle de Dostoïevski, celle de Kierkegaard, celle de Nietzsche, celle des bannis ou suspects de l'Église. Et il travaille avec la vie, pas avec les dogmes : « si donc il faut expliquer quelque chose, c'est bien le sens dans les termes de la vie et non pas la vie dans les termes du sens ». Trop de penseurs, aux yeux de Chestov, et c'est ici le cas de le dire, marchent et nous font marcher sur la tête. Avant tout, il faut perdre les routes cérébrales, mettre à bas les poteaux indicateurs, briser « la boussole des idées raisonnables ». Subvertir. Alors, dit Chestov, et après cet alors il ne nous lègue que des points de suspension. « … peu de gens se doutent des catastrophes qui se passent dans l'âme des héros de la pensée. » Pour lui, la plupart des philosophes, depuis l'Antiquité, ont identifié la vérité à la raison, ou plutôt soumis celle-là à celle-ci, et les théories de la raison se présentent comme des développements de la vérité : mais comment pourrait-elle se retrouver enfermée dans une telle boîte ? L'illumination nous débarrasse des lois du Logos, et cette illumination, Chestov la décèle chez les Grecs eux-mêmes, les Grecs raisonnables par excellence, avec le dernier d'entre eux, d'autant plus raisonnable qu'il se sent l'héritier, mais il a fini par se méfier de l'héritage : Plotin. Son œuvre respire Platon, mais Plotin finit par étouffer. La volonté veut vivre. La raison veut démontrer. Plotin s'est mis à la recherche de la vie. Au départ il est un sage grec : « La raison est le principe. » À l'arrivée, il incendie ses vaisseaux de retour (on ne sait jamais, il faut se méfier de soi) et va vers « la lutte suprême ». Elle est vraiment la vie. On pourrait appeler Plotin un Ivan Ilitch de la pensée, dans la mesure où, à l'instar du héros de Tolstoï, un juge (et Plotin ne se conduit-il pas au départ en juge rationnel ?), il trouve le sens et s'élance à une extrême limite.

Pour Chestov, la pensée et l'être ne sont pas identiques. Le rôle de la philosophie n'est pas de clarifier, mais de vivre les contradictions de la vie. Il attaque vivement Husserl (ce qui n'empêche pas les deux hommes de s'apprécier mutuellement et de devenir amis) pour qui la philosophie doit être « une science rigoureuse ». Chestov reproche à Husserl de combattre la réalité au nom de la raison et de ses droits absolus. Pour Chestov « l'existence du réel est un défi à l'existence de la raison ». En fait, chaque essai de Chestov est un memento mori adressé à la raison et aux tenants de celle-ci. Ce qu'il propose est un renouvellement des choses de l'esprit et de l'intelligence du monde. Un renouvellement qui s'apparente à une radicalité. Mais c'est comme si on ne pouvait plus rien dire in finedu but révélé autant que caché. « Qu'avez-vous répondu aux prophètes ? » Cette parole du Coran, Chestov ne l'eût pas désavouée. D'une certaine manière, toute sa philosophie en est le développement. De même qu'elle est un répons aux Psaumes. Car Chestov le crie aux quatre points cardinaux : y a-t-il un progrès de la pensée sur les Psaumes et les Prophètes ? Sur le dernier Plotin a fui « l'empire des ombres » et leurs raisonnements pour s'atteler à « la lutte suprême » ?

Qu'est-ce qu'une pensée conséquente dans un monde d'incertitude où ne semble opérer que la logique du mal ? Le monde des dieux n'étant pas un monde sage (la mythologie nous le montre assez), les Grecs ont construit la sagesse dans un monde moral et rationnel, abandonnant en quelque sorte la vie à ses démons. Et la plupart de ceux qui font la pensée ou ceux-là même qui font l'Histoire, au milieu même des démons qu'ils taisent ou font leurs complices, entretiennent et forgent les chaînes de l'humanité, et s'appliquent autant à justifier les douleurs subies qu'à préparer les souffrances à venir. Ils bâtissent des sociétés et des éthiques et détruisent la vie. Pour preuve, cet étonnant commentaire (pour ne pas dire une vision) de Chestov en 1919, quand le traité de Versailles vient tout juste d'être signé : « Les représentants des Puissances réunies en congrès partagent les dépouilles de l'Allemagne écrasée, espérant ainsi guérir leurs propres blessures ; mais tout le monde se rend compte que ce traitement doit échouer. Les plaies saignantes ne se refermeront pas ; au contraire, elles s'envenimeront encore davantage. Et les clameurs des hommes martyrisés s'élèveront de nouveau »… Au pouvoir des clefs (Potestas Clavium) que retiennent dans la fièvre et la peur gens d'Église et de politique, Chestov oppose et dresse le pouvoir d'oser (Potestas Audendi), et il convoque tous les hommes : « qu'ils osent tant qu'ils veulent ! ».  Benjamin Fondane a osé. Il a suivi, défendu, propagé, porté la pensée de Chestov jusqu'au cœur noir de Birkenau, nous laissant tout l'espoir, toute la force d'espoir de sa Conscience malheureuse.  Une conscience nullement vaincue – de même qu'aux yeux de Chestov et Fondane la Révolution ne sera jamais réduite par le Logos, malgré les séculaires efforts de celui-ci –, mais une conscience qui garde la délectation et la jubilation d'approcher, de voir, entendre et toucher les « vraies sources de l'être ».

                                                                                               Christian Mouze