La Quinzaine Littéraire - n°1050 - Maupassant d'Odessa

 La Quinzaine Littéraire - n°1050 - Maupassant d'Odessa
01 2011

Maupassant d'Odessa

« Tout chez Babel exprimait la curiosité – son port de tête, sa bouche, son menton et surtout ses yeux. On ne voit pas souvent une aussi franche curiosité dans le regard d’un adulte. J’avais le sentiment que la principale force qui l’animait, c’était la curiosité effrénée avec laquelle il scrutait la vie et les gens. » Ainsi Nadiejda Mandelstam se rappelle-t-elle l’écrivain dont le visage apparaît en couverture de l’édition que lui consacrent les éditions Le Bruit du temps.

Sans être un inconnu, Isaac Babel est un auteur mal connu. Certes, on a lu en France ses Contes d’Odessa et Cavalerie rouge et ce, dès les années trente, chez Rieder, mais une certaine confusion régnait dans la publication et dans les traductions. Toutes choses auxquelles remédie cette édition des œuvres complètes.

C’est le fruit du long travail de traduction mené par la seule Sophie Benech, que les lecteurs de La Quinzaine connaissent bien. Elle s’explique sur les difficultés rencontrées dans l’avant-propos, et qui voudra apprécier son travail comparera les pages de cette édition avec celle de l’édition « Folio » des Contes d’Odessa. Elle avait le mérite de mettre Babel en poche, mais quant à la qualité… Sophie Benech a pris appui sur l’édition russe qui proposait un nouveau classement des textes écrits par Babel.

Les écrits autobiographiques rassemblent notamment Histoire de mon pigeonnier et les Récits d’Odessa, un deuxième cycle tourne autour de Cavalerie rouge et des reportages consacrés à la guerre civile. La troisième partie de ce fort volume contient les scénarios de Babel, des écrits des années trente, des portraits, discours et entretiens.

Mais revenons un peu sur cet écrivain méconnu, en commençant par la fin, et ce qui manquera à jamais. Entre 1934 et 1940, Babel publie peu. Il écrit cependant beaucoup. Ses manuscrits disparaîtront avec la valise qu’il emporte à la Loubianka. « Ils ne m’ont pas laissé finir… » aurait-il dit à sa femme tandis que la NKVD l’emmenait. Il est exécuté en janvier 1940. On fera longtemps croire aux siens qu’il est mort en 1941, ou disparu. Sur ce destin funeste, le livre de Vitali Chentalinski, La Parole ressuscitée, apporte beaucoup d’informations. Babel avait fréquenté les tchékistes en sa jeunesse, « pour les renifler, pour sentir quelle odeur ça a ». Leurs féroces héritiers l’ont questionné sous Staline. Il avait été lié à l’épouse de Iejov et la purge visant ce dernier le concernait : espionnage au profit des Français, influences trotskistes, on connaît cette musique et ses dernières notes. Babel a tout avoué avant de se rétracter. Fin d’une existence et surtout d’une trajectoire née sous une bonne étoile.

Babel est né à Odessa, « ville épouvantable » écrit-il par antiphrase, dans une famille juive. Une famille pas comme les autres : « Il faut dire ici que la famille dont je viens ne ressemblait pas aux autres familles juives. Chez nous, nous avions des ivrognes, chez nous, on séduisait des filles de général et on les abandonnait avant d’arriver à la frontière, nous avions un grand-père qui imitait les signatures et écrivait des lettres de chantage pour femmes délaissées. »

Ses récits d’Odessa et les textes à teneur autobiographique qu’il consacre à cette enfance ou jeunesse au bord de la mer Noire montrent une ville à part dans l’immense Russie des tsars. On y souffre comme partout de l’antisémitisme, des vexations ou exclusions, des pogroms, mais on y goûte un art de vivre que certains films de Boris Barnett ou nouvelles de Tchekhov donnent aussi à se figurer. Odessa est une cousine de Marseille, de Gênes ou d'Istanbul. On y rencontre toutes sortes de gens, par exemple ces Tatars et Turcs rentrant chez eux dans les steppes d’Orenbourg et les contreforts du Caucase ; les langues et les cultures se mêlent plus qu’elles ne se côtoient. La Moldavanka est le quartier juif, celui de Benia Krik le gangster, et des siens, des figures hautes en couleur, à l’instar de Lioubov le Cosaque, une femme contrairement à ce que le déterminant indique. L’enfant a observé de sa fenêtre et on retrouve le charme des lieux comme les dangers qu’il faut contourner au gré des pages de Babel adulte. On en trouvera les plus belles traces dans un récit comme « Le père ». Le pittoresque n’est pas la seule qualité du style Babel. La poésie y est omniprésente, rendant vaines certaines oppositions entre la prose et ce genre que l’on assimile trop souvent, dans le cliché, au vers. La poésie est partout, dans la figure d’un marchand déambulant dans la ville avec un paon sur l’épaule, dans les images qui jaillissent, toujours précises et parfaitement justifiées.

Babel aurait aimé devenir le Maupassant national, celui qui serait né sous le soleil d’Odessa, seule cité lumineuse de Russie, selon lui. Il lisait le romancier et nouvelliste français, il était aussi sensible que lui, et que Flaubert, autre de ses admirations, à la phrase qui « frappe juste » : « Je prends un petit rien, une anecdote, une histoire qui traîne sur la place du marché, et j’en fais une chose à laquelle moi-même je n’arrive plus à m’arracher. Ça joue, c’est rond comme un galet. Ça tient par la cohésion de ses particules. Et la force de cette cohésion est telle que même la foudre ne saurait la briser. » On lira en épigraphe du volume ce qu’en dit son ami, le critique Chklovski. Contentons-nous pour mesurer cette rondeur du galet, d’un passage de Babel, dans son Journal pétersbourgeois qui raconte la vie à Petrograd, pendant les années de la guerre et celles de la Révolution naissante : « C’est le printemps sur la Nevski, il fait doux, il fait beau. Le large dos du marin s’éloigne lentement. La jeune fille aux yeux bleus sourit doucement, appuyé contre l’épaule ronde. Le mutilé se tortille sur l’asphalte, pris d’un fou rire convulsif, heureux, absurde. » Babel procède souvent par juxtaposition d’images, collant les plans l’un à côté de l’autre. Le mot « plan » n’étant pas hasardeux : il a écrit pour le cinéma et a connu Eisenstein. Qu’on lise par exemple le texte du Journal intitulé « Le très saint patriarche » et des plans entiers d’Ivan le Terrible nous reviennent sous les yeux. Du cinéma, et de sa vitesse, Babel reprend aussi l’ellipse, le raccourci, la succession rapide. Une bio express de Maupassant, dans un texte éponyme, page 110, en offre un bon exemple. La disposition en paragraphes constitués d’une unique phrase, parfois, en est un autre exemple. Babel, comme ses contemporains Hemingway, Cendrars ou Hammett, aime le fait brut. Au lecteur de faire le lien, de donner sens.

Mais les images de Babel, au sens que ce terme prend en stylistique, sont d’abord les métaphores et les comparaisons qu’il emploie, souvent fondées sur l’accumulation des couleurs. On ne lit pas Babel, on voit sa palette : « Le crépuscule se teintait de turquoise. Les acacias en fleur hurlaient le long des rues de leur voix grave qui s’effeuillait. La foule des fonctionnaires en tuniques blanches ondoyait sur l’avenue ; des flots d’un air balsamique dévalaient vers elle depuis le mont Kazbek. » Dans un récit intitulé « L’éveil », un vieil homme guide le jeune garçon dans la ville, lui donne le nom des arbres, des plantes, des oiseaux et lui explique qu’un homme qui ne vit pas dans la nature n’écrira rien de bon de toute son existence. Il semble que la leçon ait été vite et bien comprise, d’autant qu’elle est renouvelée par le grand écrivain qui encourage et protège le jeune Babel : Maxime Gorki.

Le vieux maître l’incite à aller voir le monde, à se frotter à la réalité. Il accompagnera les troupes rouges de Boudionny entre mai et septembre 1920 entre la Volhynie et la Galicie. Cavalerie rouge, à mi-chemin entre le reportage sur le vif et le récit, raconte cette campagne. Boudionny – qui survivra à toutes les purges de l’Armée rouge et dirigera le front sud contre les nazis en 1941 – n’apprécie pas du tout les écrits de Babel. Il le traite d’écrivain raté, ne comprend rien aux images et aux récits qui synthétisent cette aventure. Le recueil connaîtra pourtant diverses éditions et fera la réputation de son auteur.

La méfiance et la jalousie que les bureaucrates et autres proches du régime stalinien pouvaient éprouver pour Babel ne fera que s’accroître avec le temps. Babel reste un homme libre. Il vit à Peredelkino, sorte de paradis pour l’intelligentsia soviétique, il intervient dans des colloques, maniant la langue de bois comme il convient, et surtout il voyage, en France notamment. Les textes qu’il écrit sur Paris, sur la banlieue, ne sont pas ce qu’il fait de meilleur. On sent un peu la contrainte ou l’autocensure. Passe encore qu’il fasse des séjours en Occident. Mais de là à écrire ce qu’il ressent... Et puis il est très attaché à sa terre natale, se sent intoxiqué par la Russie, cesserait d’être écrivain s’il ne vivait pas parmi le peuple russe. Il n’aborde guère la réalité soviétique, du moins dans les derniers écrits que l’on a conservés de lui. Il savait contourner la censure et surtout échapper à ce « pochlost », la vulgarité ou le kitsch que d’autres Russes d’origine évitaient, tel Nabokov.

Lire Babel est se retrouver dans une famille d’écrivains. Son hyper- sensibilité le rapproche d’éternels enfants comme le Walter Benjamin de Sens unique, ou le Schulz des Boutiques de cannelle. Il témoigne, comme ce dernier, d’une sensualité qui imprègne chacune de ses phrases, de ses pages. Et puis, comme le notait aussi très justement Chklovski, « son principal procédé est de parler avec la même voix des étoiles au-dessus de nous et de la chaude-pisse ». Le monde est un, et Babel ne craint pas de l’affirmer avec une sorte de jubilation, même lorsqu’il parle d’une guerre qui ramène les peuples à la barbarie de la guerre de Trente Ans. Il observe et rend compte, façonne ses galets d’une rondeur sans égale.

Écrivain méconnu ? Une saine curiosité, la sienne comme celle du lecteur, devrait guider vers ce beau livre qui lui rend toute sa place.

                                                                                                 Norbert Czarny