La Quinzaine Littéraire - n°1054 - Chestov, une pensée vivante et violente

 La Quinzaine Littéraire - n°1054 - Chestov, une pensée vivante et violente
01 2012

Chestov, une pensée vivante et violente

Devant les hommes et les dieux, sans se lasser, Léon Chestov répète son exigence : il faut qu'une chose, sous un même aspect, puisse à la fois être et n'être pas. C'est le cri de Job chassé, pourtant fidèle et honnête serviteur, et qui réclame à Élohim, contre toute raison humaine ou divine, contre toute attente raisonnable, son dû, c'est-à-dire toute sa richesse d'être, et qu'Élohim fasse ainsi que ce qui est ne soit pas.

Que « l'impossible et l'insensé deviennent possible et sensé », ou encore, et  Chestov  reprend  ici  à son compte la parole de Platon : « il faut tout oser ». Chestov alias Job s'élève contre le principe raisonnable de contradiction et, implicitement si l'on mène les choses jusqu'au bout, contre le principe non moins raisonnable d'identité : si l'innocence n'est pas l'innoce,ce, alors la faute n'est pas la faute. A n'égale pas A, et B n'égale pas B. Le jeu de l'homme est brouillé. Néant, le salut de la raison. Mais ce n'est pas la raison qui trouble Chestov : c'est la vie. Il cherche en elle ce qu'il attend tout au fond de soi, hors de soi. En colère. Sa pensée vivante et violente commence par se taire ou crier, comme on voudra, car son cri est comme à l'extrémité d'un silence millénaire à bout de course, mais certainement pas à bout de souffle, et il arrache au passage les langues mortes et bavardes des philosophes de la raison, comme les mauvaises herbes d'un jardin saccagé qu'il faut redessiner et faire renaître. Dans ce jardin même, l'homme est un homme qui se cache.

La philosophie spéculative ne peut prétendre à la vérité que demande avec rage Chestov. Pour lui la raison, eût-elle un magnifique pelage religieux (Augustin, Anselme, Thomas d'Aquin…), n'est pas tant un moyen de preuve qu'un animal de proie. À cet esprit prédateur Chestov oppose la vie. Et celle-ci est au sortir des eaux mêlées et douteuses des sommeils grec, ecclésial, kantien et hégélien dont il serait temps de s'extraire. L'homme a trop tardé sur la terre, devant soi : « L'homme doit se réveiller de son sommeil séculaire et se décider à penser dans les catégories dans lesquelles il vit. » C'est que, pour Chestov, il vivait et s'obstine toujours à vivre dans les catégories dans lesquelles il pense. Mais les Psaumes sont là pour venir au secours de Chestov. Comme le Livre de Job. C'en est étonnant : quand on les lit, on le lit. Ouvrons :

« Ma bouche énonce la sagesse,
et le murmure de mon cœur l'intelligence » (49).

Voilà une sagesse dont l'origine est une énigme. Et il y a une intelligence du cœur qui n'est pas l'intelligence de la raison : faut-il le rappeler ? Mais comme tout ce qui est trop connu, on en oublie la substance. Le cœur a ses raisons et la raison n'a pas de cœur. Aussi fait-elle de très bons curés, religieux ou laïcs en prime. Audi Israel. Écoute Israël. Non, ce n'est pas le tocsin. C'est le dogme. Pour Chestov, tout est là. Il faut sonner le tocsin. Pas l'ombre de démonstration. Pas l'ombre de preuve rationnelle. Qui a besoin de démonstration et de preuve pour exercer son écoute ? Et celle-ci doit-elle demander une autorisation à la raison, une sorte de passeport intérieur ? Tout le monde connaît l'histoire des deux portes : sur l'une il est écrit paradis et sur l'autre conférence sur le paradis. Il y a queue à cette dernière. Personne devant la première, ou peut-être bien Platon Karataïev, un homme total et vrai, et un autre Platon celui-là. Voilà où en est la situation intellectuelle et morale, baignée dans la claire raison des guerres et des massacres. Cette raison pour Chestov, ça sera toujours du propre et du malappris. C'est pourquoi à l'abri de ses regards de Méduse, il veut recentrer les problèmes de l'être sur l'homme de chair et de sang. L'être imprègne notre existence ; la connaissance scientifique est soumise à la contrainte et à l'objectivation ; seule la foi (Sola fide, Chestov fait appel à Luther) est connaissance non objectivée et liberté.

Athènes et Jérusalem est publié pour la première fois en français, à Paris (chez Vrin), en 1938. Le texte russe (Afiny i Jerusalim) paraît, toujours à Paris (YMCA-Press), en 1951. Pas un hasard. Une nécessité. De quelle nature ? Deux années de feux. Le nazisme ; la guerre de Corée. Chestov meurt le 20 novembre 1938. Que pouvait-il faire d'autre, après la Nuit de Cristal (9-10 novembre 1938) et Munich (septembre) ? C'est dans un tel contexte et sous un tel choc que la philosophie grecque et ses suivantes, disons les philosophies spéculatives de l'Occident chrétien, semblent confortablement installées « comme une sorte de second Ancien Testament ». Et Nouveau : le pape y veille. Bonne Nuit de Cristal et autres ! Elles ont la duré parce qu'elles ont une durable clientèle de gardiens. Toute l'Écriture est ainsi cadenassée, émasculée par les phalanges, les cohortes mitrées ou non. La raison, Chestov le martèle, est devenue notre grille de lecture des textes sacrés. Et cette grille qui se veut universelle n'est pourtant que particulière. Elle n'est qu'un moment (durât-il des siècles), et qu'un angle : celui que dans ses contorsions a pris le serpent, non pour tromper l'homme mais pour le mutiler. Le réduire à ses savoirs et à la mort dans ses savoirs. À cultiver son arbre de la science, mais sa fleur est décidément stérile, quand l'arbre de vie lui fait défaut.

Ainsi tout Athènes et Jérusalem est une protestation : du second contre le premier. Colline contre Acropole, oliviers contre oliviers, Temple contre Temple : on pourrait s'y méprendre et d'aucuns s'y sont mépris. Mais Chestov a discerné et choisi. A-t-il ou non la foi (« et l'existence de Dieu elle-même n'est peut-être pas encore décidée »), quelle importance ? Il est du camp et du peuple de Jérusalem, surtout depuis que celui-ci est élu, si l'on peut dire, par les nazis. Son orientation religieuse il la garde dans une nudité sceptique. Encore une fois, son œuvre est le développement des Psaumes : « quand les menteurs auront la bouche fermée » (63). Les menteurs de la raison il les traque sur les quatre pistes de son livre. Parménide enchaîné par le Tout-Puissant Logos ; Dans le taureau de Phalaris ou les insuffisances et les carences d'une pensée uniquement spéculative ; De la philosophie médiévale, ou l'impossibilité de concilier l'arbre de vie, tout de liberté et de foi, et l'arbre de science, tout de contraintes et de rétractions, l'un tout d'élan, l'autre tout de reniements, de détours, de retours et de rétractations ; et la quatrième partie, La Seconde Dimension de la pensée (l'emploi de second laissant entendre qu'il ne saurait y en avoir une troisième), où c'est d'abord la dimension de l'écriture qui se modifie, les longs développements laissant la place à des paragraphes courts, isolés, aphoristiques, queue d'une éblouissante comète, car il y a comme une vitesse lumineuse de la pensée de Chestov, des coups de marteau qu'il appelle de ses vœux (le marteau même de Luther, dont il s'est emparé et qu'il brandit pour briser la raison : mais frappe-t-il vraiment ? Quelle est cette dépense à tout-va ?) – la quatrième partie est bien cette foi dont Chestov plaint l'absence jusqu'en lui-même, absence séculaire, et il a fallu attendre Nietzsche pour constater ou plutôt crier le décès et l'établissement du certificat, afin de repartir sur de nouvelles bases. Elle est alors cette quatrième partie – ou mieux, elle reçoit la foi qui « vide et obscurcit l'entendement de toute intelligence naturelle » (La Nuit obscure) de toute sa raison. Il y a une singulière parente de Chestov et du Jean de la Croix de La Nuit obscure. C'est une même dureté, une même implacabilité et cette violence de ceux qui cherchent à s'emparer du royaume des cieux.

Et dans cette ligne Chestov, à son habitude, n'y va pas de main morte, jamais il ne fléchit, car il tient à demeurer dans chacun de ses mots un homme vivant et pas une pierre moussue de raison, fût-elle douée de conscience. Dans cet ordre de choses, pour lui ce n'est pas le miracle qui est « une violation de l'esprit » mais « au contraire l'impossibilité du miracle est la pire violation de l'esprit ». C'est que la foi se trouve ramenée au savoir, et « sous la tutelle éternelle de la raison » ce n'est plus la vérité que l'on cherche mais un mécanisme du monde. « La nécessité règne sur tout », mais pas sur tous. Chestov n'est pas seul. Il rallie ou met en partie de son côté Plotin, Tertullien, Pierre Damien, Luther, Descartes (quelques morceaux tirés de la correspondance), Pascal, Kierkegaard, Nietzsche et surtout Dostoïevski, le seul qui n'ait jamais été tenté de revenir un jour sur son audace et, pourquoi pas, la corriger quelque peu. Pour Chestov les philosophes rationnels (Spinoza, Kant, Hegel et d'abord Socrate) ne cherchent pas tant la vérité qu'ils ne cherchent à édifier, et par là bâtir les comportements. Ils construisent du sur-place, élèvent tour de Babel sur tour de Babel, tout autant immobiles les unes que les autres (pourquoi demander à une tour de marcher vers la vérité ? Il a suffi de prendre les pierres du chemin et de faire un mur), mais un pas est nécessaire (et voilà la vraie Nécessité) vers « la lutte suprême » (Plotin). Ce pas serait raisonnable, n'était l'impérialisme de la raison. C'est à ce caractère-là précisément, à cet impérialisme que s'en prend Chestov, nullement à la raison en tant que telle. La raison dominante, exclusive, mangeuse de révélation, voilà pour lui l'ennemie à réduire. Pas à détruire. Mais comment ? Alors ne serait-ce pas une hésitation, un doute qui commanderait à sa violence ? Une hésitation, un doute qui répéterait ses coups ? Et qui serait le noyau de la comète ? Un doute moteur de détermination… Cette force, c'est moins celle d'une assurance absolue que d'un pari. Tout se passe comme si une autre lutte se profilait dans la lutte de Chestov contre les évidences, et ce qui paraît chez lui d'un seul tenant, compact, découvre des fissures. Pourquoi ne pas parler d'une fragilité de Chestov ? D'une déchirure ? Il est sans doute mort avec un secret intime. Ces ténèbres de 1938, il n'a pas pu ne pas comprendre.

À propos d'« une seconde dimension de la pensée », Ramona Fotiade, dans sa préface, parle avec justesse d'« éblouissement de la raison ». C'est presque le chemin de Damas, la raison précipitée mais rendue à sa juste place. Dans la Philocalie, la raison est la dernière des trois parties de l'âme (les deux autres étant le déir et l'ardeur), et elle constitue la médiation qui unit le créé à l'incréé, ou bien la réflexion du créé sur soi-même. Les Écritures et la Sagesse grecque y retrouvent un lien, étranger à tout rapport de force et de domination. Mais « la Nécessité est restée souveraine du monde », déplore Chestov. Est-ce bien sûr ? Pierre Damascène répond comme Élohim a répondu à Job : « car il n'y a pas de nécessité dans ce qui arrive ». Tous les bûchers peuvent s'éteindre ? « Ma raison étant désormais accoisée » (La Nuit obscure).

                                                                                                    Christian Mouze 

Antoine Jaccottet, qui dirige les éditions Le Bruit du temps, a décidé de faire connaître dans son entier, si possible (il reste des inédits à la bibliothèque de la Sorbonne), l'œuvre de Chestov. Il y a eu d'autres tentatives : elles se sont assez vite arrêtées. Celle-ci a déjà pris un solide et bel élan. Il faut la saluer, façon aussi d'aider le grimpeur, échappé solitaire, dans son exploit. Dans un tel Tour de Force et de France des librairies et des esprits c'est permis.