Le Matricule des Anges - n°119 - L'arpenteur de l'extrême

 Le Matricule des Anges - n°119 - L'arpenteur de l'extrême
01 janvier 2011

L'arpenteur de l'extrême

De 1940 à 1945, Julius Margolin est déporté au Goulag, près d'Arkhangelsk : son récit, Voyage au pays des Ze-Ka, est une œuvre majeure de la littérature concentrationnaire, chronologiquement une des premières, littérairement une des plus riches.

« Résumons les faits. Le docteur Julius Margolin, journaliste indépendant, père de famille, citoyen polonais, résident en Palestine de façon permanente, un homme en bonne santé qui n'a rien à voir avec l'Union soviétique et n'a commis aucun délit contre ce pays, est retenu par l'armée Rouge sur le territoire polonais au moment où il s'apprête à regagner Tel-Aviv. Son passeport, son visa sont en règle. Après avoir vérifié son identité et constaté qu'il n'est ni espion, ni voleur, ni assassin, on aurait dû le laisser repartir chez lui. (…) Que se passe-t-il finalement ? Le docteur Margolin est retenu pendant neuf mois, puis arrêté et accusé absurdement d'avoir enfreint le régime des passeports, comme si la détention s'un passeport polonais par un citoyen polonais pouvait être une violation de la loi soviétique ; il est ensuite envoyé dans un camp de redressement par le travail pour une durée de cinq ans. Ceux qui le connaissent perdent sa trace. » Ainsi Margolin résume-t-il lui-même, avec une sorte d'ironie contenue, à peu près au milieu de son odyssée douloureuse au pays des Ze-Ka (abréviation pour désigner les prisonniers des camps à partir des initiales z et k, « zeks » chez Chalamov ou Soljenitsyne) les « faits » qui l'ont conduit là.

Comme pour des millions d'êtres humains au même moment, l'absurde et le tragique s'emmêlent, le Hasard et l'Histoire se marient en des noces funèbres pour tisser des destins bouleversés, imprévisibles : les uns mourront sous les bombes, les autres au front, d'autres enfin dans les chambres à gaz ou les neiges de la Kolyma. D'autres résisteront : ayant plusieurs fois échappé à la mort (devenu un « dokhodiagui », l'équivalent, au Goulag, des musulmans des camps nazis), Margolin, au terme de cinq ans de camp, rejoindra Israël et y écrira, dans l'urgence et la nécessité du témoignage, ces 800 pages. Une version partielle sera publiée en France chez Calmann-Lévy sous le titre La Condition inhumaine, mais n'obtiendra qu'une audience limitée, à l'époque peu propice du scandaleux procès Kravtchenko. Voici donc la première édition intégrale, fruit d'un patient travail d'élaboration que l'on doit à Luba Jurgenson, par ailleurs traductrice de Chalamov et spécialiste reconnue de la littérature des camps.

La première partie de l'œuvre est d'autant plus passionnante que les témoignages sur cette période dans cet espace géographique sont assez rares (quelques nouvelles d'Adolf Rudnicki par exemple) : Margolin, fuyant la partie de la Pologne que le pacte germano-soviétique a concédée à l'Allemagne, se retrouve donc dans les territoires annexés sans autre forme de procès par l'URSS. Entre la Lituanie au nord et la Roumanie au sud, il ne cesse, comme un rat de laboratoire aux prises avec une expérimentation sadique, de tenter de s'échapper – mais sans succès. Il analyse avec froideur les erreurs de la Pologne antisémite et nationaliste des années 30 et décrit surtout, en parallèle, les illusions que nombre de Polonais conservent quant au rêve communiste (la réalité de l'occupation viendra vite les détromper) et la stupéfaction des soldats russes découvrant les merveilles de cet Occident qu'on leur avait décrit en proie à la misère et au chômage. Le plan de Staline, enclenché dès avant l'invasion, doit être mené à bien : les élites polonaises doivent être éliminées (songeons à Katyn…) et une bonne partie de la population déportée en Asie centrale ou au Goulag : le nettoyage ethnique est à l'ordre du jour. Les Juifs n'y échappent pas : outre ceux qui se trouvaient sur place depuis des siècles, un grand nombre, fuyant ce qu'ils savaient déjà de l'entreprise d'extermination nazie, vient se jeter dans la gueule du loup (mais beaucoup échapperont ainsi aux Einsatzgruppen qui, deux ans plus tard, procéderont, en ces mêmes lieux, à la Shoah par balles).

Dès que Margolin est arrêté, tout bascule très vite, la prison est bien un « seuil » : « Je cessai d'être un homme. Ce changement se produisit de but en blanc, comme si, brusquement, par un beau jour clair, j'étais tombé dans une fosse profonde. » À partir de là tout s'enchaîne – vers le pire. Sommairement interrogé puis jugé, il parvient, au terme d'un pénible voyage (dans la cale du bateau qui les mène sur l'Onega, d'énormes rats dévorent les chats puis s'attaquent aux prisonniers…) au pays des Ze-Ka – qui « ne figure sur aucune carte soviétique et ne se trouve dans aucun atlas. C'est le seul pays au monde où il n'y a aucune discussion sur l'URSS, aucune illusion et aucune aberration ». Margolin mêle alors avec aisance, dans ces centaines de pages, en suivant une trame globalement chronologique, des récits de rencontres ou de scènes marquantes, des descriptions extrêmement détaillées des conditions de travail et de survie (les normes, les règlements, la hiérarchie, la « dépersonnification »…), des portraits effrayants ou pathétiques, et des passages plus réflexifs, allant jusqu'à la méditation politique ou métaphysique. C'est le royaume de la faim et de l'esclavage, où les droits communs (les « ourki », « hommes-fauves ») règnent, où la corruption affame les affamés, où le vol vous prive du moindre reste de propriété personnelle et où rien n'est jamais acquis, pas même le minuscule morceau de pain conservé jusqu'à la venue du sommeil pour tromper la faim.

Si, dans les premiers temps, Margolin ressent encore « un immense étonnement et un défi moqueur », il va vite alterner entre le désespoir, la fatigue extrême – et des sursauts de résistance, en particulier intellectuelle, puisqu'il parviendra même, durant certaines périodes de sa captivité, à écrire trois livres (qu'il ne pourra bien entendu pas conserver) !

Sans doute Margolin poursuivait-il, en écrivant ces pages, plusieurs buts : tout d'abord il parviendra à analyser avec précision, avec une admirable sagacité, le fonctionnement même du système des camps, la nécessité qu'ils représentent à la fois pour la bonne marche économique (« le plus grand complexe industriel de l'histoire ») et idéologique du régime stalinien. Par ailleurs, et il le répète souvent, il désire laisser une trace, même fugace, ne serait-ce que par un prénom, un rapide croquis, un geste révélateur, de tous ceux qui sont morts, près de lui, dans les souffrances et dans l'anonymat – et il bâtit ainsi un tombeau aux Ze-Ka inconnus.

Mais il semble qu'il voulait plus encore attirer l'attention, dans ces années de l'immédiat après-guerre, sur un système qui était encore florissant et tout aussi criminel – mais il a échoué. Dès l'écriture, il le sent bien – et même autour de lui en Israël – la « désapprobation » l'environne, il pressent qu'on ne voudra pas l'entendre : se tient face à lui « un deuxième mur de pierre, dressé par la lâcheté et la traitrise ». Pourtant – et non seulement pour l'URSS mais aussi bien pour les démocraties, non seulement pour les crimes d'hier mais aussi pour ceux d'aujourd'hui – le devoir est simple, la tâche est claire : « Chaque crime commis dans le monde doit être appelé par son nom, à voix haute. »

                                                                                                       Thierry Cecille

Extrait

« On était en juillet, pendant le court été nordique. Les gardes, armés de fusils, veillaient dans les quatre tours de guet ; une haute palissade avec des barbelés nous séparait de la liberté. À l'intérieur du camp, le « spectacle » se déroulait. Les hommes étaient en veston, qu'ils avaient eu beaucoup de peine à trouver ches les libres du village. La vue de Ze-Ka en veston déchaînait les rires. Puis on ouvrit le bal. Au son de l'accordéon, on dansa la valse et la polka. Des femmes vêtues de jupes élimées et de vestons d'homme tournaient dans les bras de cavaliers en pantalons rapiécés, en chemise de deuxième catégorie, avec des visages cadavéreux, aux joues creuses, des têtes rasées, des bouches édentées. À droite, le cachot ; à gauche, le « crématoire des poux » ; devant, la zone interdite ; derrière, le poste de garde ! Pour chacun, la prison, la faim, une vie brisée, la mort d'êtres chers, la séparation d'avec les proches ! C'était une idylle, une fête de camp. »