Le Monde des Livres - Le fruit de la passion Mandelstam

 Le Monde des Livres - Le fruit de la passion Mandelstam
06 avril 2012

Le fruit de la passion Mandelstam

Ralph Dutli, Suisse allemand, éprouve depuis son adolescence une admiration sans faille pour le poète russe victime du stalinisme. Un enthousiasme couronné par une biographie remarquable.

Il dit : « Ce sont des jours, des milliers d'heures, que dis-je, des dizaines de milliers d'heures… » Ralph Dutli réfléchit. Comme s'il tentait d'évaluer ces moments innombrables qu'il a passés, depuis les années 1970, dans l'œuvre du grand poète russe Ossip Mandelstam (1891-1938). « Ce n'est pas difficile… J'étais au lycée, j'avais 17 ans. J'écrivais des poèmes. Un jour, j'ai découvert Mandelstam dans une traduction en allemand de Paul Celan. Des pages inouïes. Pas du tout ésotériques. Très sensuelles, au contraire, les cinq sens étaient immédiatement convoqués. Je n'avais jamais vu cela. Un émerveillement magique… »

Dès lors, Dutli n'a plus cessé de penser à Mandelstam, ce poète épris de liberté qui, en 1933, avait osé traiter Staline de « bourreau et d'assassin de moujiks ». Il n'a cessé d'ausculter son œuvre et d'être « occupé » par lui, comme on peut l'être par une passion amoureuse. Quelqu'un qui vous chuchote à l'oreille par-delà le temps et la mort, et dont il est impossible de se déprendre. « Au total, je lui aurai consacré plus de vingt-cinq ans de ma vie », dit-il, pensif. Vingt-cinq ans, soixante-treize mille heures…

Tout commence donc grâce à au poète Celan (1920-1970). Né en 1954 à Schaffhouse, en Suisse, Ralph Dutli suit des études de littérature française et russe à Zurich. En 1976 et 1977, il est à Paris. Là, il a un deuxième choc. Pour la première fois, il découvre Mandelstam en russe. « C'était rue de l'Eperon, à Dom Knigui, une librairie russe qui n'existe plus. Plus encore qu'en allemand, j'ai été foudroyé. » C'est à cette époque que s'impriment dans sa mémoire des dizaines de poèmes qu'il sait encore par cœur. « Oh ! dans la chambre blanche, le silence comme un rouet. / Cela sent le vinaigre, la peinture, le vin frais de la cave. / Te souviens-tu, dans la demeure grecque : l'épouse aimée de tous / – Non pas Hélène – tout ce temps qu'elle a brodé ? » Ralph Dutli s'interrompt comme à regret. Et commente : « C'est un poème écrit par Mandelstam lorsqu'il était en Crimée, en 1917. Des vers qui évoquent la pérennité de la culture européenne comme un contrepoint à l'effondrement en cours. Des vers qui sont aussi très influencés par la notion de “durée pure” chez Bergson. »

L'émerveillement. Condition nécessaire mais pas suffisante pour Dutli. Il aura fallu qu'il attende d'avoir lu puis traduit les œuvres complètes de Mandelstam en dix volumes chez l'éditeur suisse allemand Amman, qu'il ait le sentiment de tout savoir sur la vie du poète quasiment au jour le jour, sur son œuvre presque vers par vers, ainsi que sur la vie politique et littéraire russe entre 1905 et 1938, pour qu'il ose enfin se confronter à son grand projet : une biographie d'Ossip Mandelstam. Un peu comme si toutes ces années n'avaient été que la longue génèse de ce livre –soixante-treize mille heures de préparation !

Quand la biographie est sortie à Zurich, en 2003, la critique allemande s'est montrée très enthousiaste. « Il est des moments où l'on est tenté de reposer cette biographie tant la douleur est forte. Et d'autres où l'on aurait envie de chanter de bonheur à la lecture des vers que Dutli cite abondamment », notait le journal Die Zeit. Quand, en 2006, l'ouvrage est traduit en Russie – où Mandelstam est resté interdit jusqu'en 1987 et où la première édition non censurée de son œuvre date de 1990 –, le public n'a pas été moins intéressé. Mais, remarque Dutli, « les Russes n'ont quand même pas caché leur étonnement de voir un Suisse en faire autant pour Mandelstam ! » Jusque-là, en Russie, il n'y avait eu qu'un livre d'Oleg Lekmanov sur la vie du poète. Un ouvrage nourri par les archives du KGB comme par celles, personnelles, du couple Mandelstam, conservées, depuis 1976, à l'université de Princeton. Mais, note Dutli : « Lekmanov ne cite pratiquement pas Nadejda Mandelstam. Or le vrai témoin, c'est elle. »

Hommage à Nadejda

Dutli admet qu'il n'a jamais, lui non plus, rencontré Nadejda Mandelstam (1899-1980), mais qu'il a beaucoup puisé dans ses souvenirs. En particulier dans Contre tout espoir, ces pages qui commencent en 1934, lors de la première arrestation du poète, retracent ses trois années d'exil à Voronej et s'achèvent en 1938 dans un wagon de déportation en Sibérie. De ce livre paru à New York en 1970 et qui ressort aujourd'hui en poche avec une préface de Joseph Brodsky, Ralph Dutli dit que c'est un texte qui, lui aussi, « a changé le cours de (s)a vie ». C'est pourquoi, dans son livre, il rend un si bel hommage à Nadejda, « espoir », en russe. Celle qui, au moment où la machine de la terreur soviétique a atteint une telle efficacité meurtrière, se battra encore pour infléchir le destin d'Ossip. Celle qui apprendra ses poèmes par cœur pour les mettre hors d'atteinte des sbires de Staline. Celle qui enfin, se cachant partout, se rendra elle-même « invisible » pour qu'à partir du « dégel » de 1956 l'œuvre de son cher « Ossia » retrouve peu à peu la lumière.

« J'ai voulu terminer non sur la mort de Mandelstam, mais sur sa survie, explique Dutli. Sur toutes ces voix (Brodsky, Walcott, Heaney...) qui lui rendent hommage. Finir non sur le stalinisme, mais sur la victoire des poètes. » Et maintenant ? « Vivre avec cet homme a été un enrichissement inouï, dit-il. Jamais de larmoyance, un modèle de courage qui m'a porté dans les moments de crise. Mandelstam est un antidépresseur puissant. » Il assure désormais en avoir terminé avec lui : « C'était mon dernier livre, le plus important. Tout mon Mandelstam est là. » En Allemagne, il vient de sortir un ouvrage intitulé Le Chant du miel. Un livre sur l'abeille dans la poésie. Le miel, depuis Pindare et Horace jusqu'à… devinez qui ?

                                                                                            Florence Noiville

Extrait

« Au moment où la lettre fut expédiée, Mandelstam était déjà mort, ce que Nadejda ne pouvait pas savoir. Ce n'est que le 5 février 1939 qu'un colis qu'elle avait envoyé au camp lui revint avec l'indication : “Destinataire décédé”. Amère coïncidence : ce même jour, la Literatournaïa Gazetapubliait une longue liste d'écrivains récompensés par des décorations et des médailles. Parmi les 166 noms, deux vieilles connaissances : Stavski qui, dans sa lettre de dénonciation, avait prié Iéjov de “régler le problème Mandelstam”, se voyait attribuer une médaille d'honneur ; Pavlenko qui, dans son “expertise”, avait nié que Mandelstam fût “utilisable”, était décoré de l'Ordre de Lénine. Le système ne distribuait pas les médailles sans raison : on remerciait deux bourreaux méritants. »

Tombeau pour « un corps étranger »

Décembre 1938. Un camp de transit près de Vladivostok. Ossip Mandelstam a échangé son vieux manteau de cuir jaune contre deux morceaux de sucre. Le typhus rôde. Lors d'une séance d'épouillage, il doit se déshabiller dans une pièce glaciale. Il n'y survivra pas. Son corps est jeté nu, avec au pied un numéro de matricule, dans une fosse commune…

Le poète avait prévu cette fin. Il s'attendait même à être fusillé des années plus tôt, lorsqu'en 1933 parut sa célèbre épigramme contre Staline, « corrupteur des âmes et équarrisseur des paysans ». Il n'avait écopé alors “que” de trois ans de relégation dans l'Oural… Ce « martyr de la poésie », ce « mendiant subversif » qui « paya son œuvre de sa vie » renaît de façon intensément présente, presque charnelle, sous la plume pleine de grâce de Ralph Dutli. Sans doute fallait-il un poète pour saisir ainsi un autre poète.

De l'enfance à Saint-Pétersbourg aux divers cénacles littéraires – notamment l'acméisme que Mandelstam définit comme la « nostalgie de la culture universelle » et dont il fut, avec Anna Akhmatova, l'une des principales figures –, de La Pierre (1916) jusqu'aux Cahiers de Voronej(1937), la silhouette de ce grand amoureux des femmes et de la vie surgit peu à peu. Pas d'hagiographie ni de mythe héroïque. Dutli met surtout en avant la liberté intérieure inouïe qui fait que ce fou génial, même au goulag, sera perçu « comme un original, un corps étranger ». C'est peu dire qu'on est happé, fasciné, ému. Ce livre est un bijou.

                                                                                            Florence Noiville