Une affaire d’idéal
« En 1957, vous avez dit à Sassen [un journaliste hollandais pro-nazi] : “Lorsque j’ai reçu l’ordre d’agir contre les Juifs, je n’y étais pas préparé, j’étais comme un petit enfant… Je me suis mis à réfléchir… Et lorsque j’en ai compris la nécessité, j’ai accompli ma tâche avec tout le fanatisme que je pouvais escompter de moi-même en tant que vieux national-socialiste […]”. Vous l’avez bien dit ? — Je ne sais pas… Je n’en ai pas la moindre idée… Je ne m’en souviens plus… — Vous avez dit : “Ils ont trouvé en moi l’homme qu’il fallait. Je le dis aujourd’hui en 1957, au risque de me nuire. J’aurais pu présenter les choses plus simplement. J’aurais pu dire : ‘J’avais reçu des ordres, j’étais lié par mon serment.’ Mais ce serait une excuse bon marché. Mon sens moral ne me le permet pas. Je dois dire clairement qu’après avoir obéi aveuglément au premier ordre, j’ai tout fait pour m’impliquer plus à fond dans mon travail […]” Vous l’avez bien dit ? — Non, impossible, je n’ai pas pu dire cela. C’est une erreur, le disque a été abîmé, c’est mal transcrit. — Je vous lis la suite : “Je ne pouvais être un simple exécuteur d’ordres. Dans ce cas, j’aurais été un imbécile [‘Tottel’]. Je réfléchissais à mes actes. J’étais un idéaliste.” Vous l’aviez bien dit ? — Non, c’est une bêtise. L’idéalisme n’a rien à voir avec les ordres donnés ou exécutés. Mais vous avez dit que vous n’aviez pas été un simple exécuteur d’ordres, vous réfléchissiez, n’est-ce pas ? — Non, je ne peux l’imaginer… Non. — Non ? Vous ne réfléchissiez pas ? Vous étiez un imbécile, vous ne pensiez à rien ? — Si je réfléchissais. — Oui, vous étiez un imbécile ou un idéaliste ? — Un idéaliste. — Donc, ce qui est dit ici est vrai ? — Je ne faisais qu’exécuter les ordres et m’occuper des affaires juives comme un idéaliste. »
Cet échange entre le procureur Gideon Hausner et Adolf Eichmann — auquel vraisemblablement Hannah Arendt n’a pas assisté — est rapporté par l’un des témoins les plus fins et les plus lucides de son époque, le sioniste militant et journaliste Jules Margolin dans l’un des articles qu’il a écrit sur le procès et qui ont été réunis — avec ses autres textes politiques — dans un ouvrage passionnant. Un peu plus loin dans son ouvrage, il écrit encore : « Eichmann ne croit pas au pardon et ne le sollicite pas. Il exprime son regret pour ce qui s’est passé, mais le regret n’est pas le repentir et n’a rien à voir avec la voix d’une conscience qui s’éveille. Eichmann est un homme terrifiant […]. Il est le messager d’un autre monde, un monde impitoyable ; bourreau d’hier, prisonnier d’aujourd’hui, et demain, de nouveau, un ennemi ressuscité et implacable. Nous pouvons le juger et le condamner, mais nous ne pouvons vaincre le mal ambiant tant que les hommes de ce type se multiplient et prospèrent dans le monde. »
Propos prophétiques pour notre temps ! Il faut lire Jules Margolin qui fut un grand défenseur de son peuple, un humaniste épris de vérité et un adversaire absolu des camps soviétiques où il vécut cinq ans d’internement, avant de réussir à émigrer en Israël. Son combat pour la vérité est toujours le nôtre aujourd’hui.
Franck Schwab
n° 911