Le Temps - Passeur de l'ombre

 Le Temps - Passeur de l'ombre
04 2009

Passeur de l'ombre

Le fils du poète Philippe Jaccottet lance une maison d'édition pour remettre en lumière des chefs-d'œuvre oubliés

En quête de transparence au point de rêver peut-être de se fondre dans les mots. Antoine Jaccottet, l’élégance déliée de la cinquantaine, aimerait que les livres se suffisent à eux-mêmes. Qu’ils prennent toute la place. Mais un éditeur, surtout lorsqu’il vient d’ouvrir sa maison, baptisée Le Bruit du temps, doit se plier aux usages médiatiques et faire un tant soit peu l’article dans les journaux ou à la radio. Il lui faut même parler en public (« je déteste ça »).

C’était à Grignan, dans la Drôme, au Festival de la correspondance. Sous un soleil sans pitié, début juillet, une cinquantaine d’auditeurs l’ont écouté évoquer le poète victorien Robert Browning et de son grand œuvre, largement oublié aujourd’hui, L’Anneau et le Livre, poème narratif de plus de 20 000 vers enfiévrés. La passion de l’éditeur pour ce texte et pour la traduction de Georges Connes, parue à Paris dans les années 50 et oubliée elle aussi, ne pouvait laisser de marbre. À la sortie, nombreux sont ceux qui se sont empressés de glisser l’imposant pavé dans leur sac avec l’aplomb des nouveaux initiés.

Rééditer, sur 1424 pages, ce chef-d’œuvre méconnu en terres francophones, en version bilingue qui plus est, tient tout à la fois du vieux rêve d’étudiant et du coup d’éclat professionnel destiné à marquer les esprits. Opération réussie au vu de l’intérêt de la presse et ce jusqu’au Times Litterary Supplement à Londres.

Ouvrir une maison d’édition radicalement exigeante alors que la conjoncture bat des deux ailes prend à revers toutes les Cassandre qui prédisent la fin de la littérature et la fin du livre imprimé. Foi ou aveuglement ? « Je ne m’attendais pas à tant de réactions enthousiastes. Évidemment, cela ne se traduit pas forcément en ventes. Le pari est risqué. Mais j’ai la conviction que les très bons livres trouvent leurs lecteurs. »

En disant cela, Antoine Jaccottet dévale très vite les ruelles de Grignan en direction de la fraîcheur et du calme de la maison de ses parents, le poète Philippe Jaccottet et l’aquarelliste et peintre Anne-Marie Haesler. Vaudois tous deux, ils ont choisi Grignan depuis 1953. Antoine a grandi là, dans cette ancienne bâtisse au pied du château où séjourna Madame de Sévigné. Une enfance magnifique, glisse-t-il, avant de laisser parler le silence qui contient, on le devine, toute la liberté des enfances à la campagne, au soleil, sous des ciels immenses.

La vie intellectuelle, il y goûte à la maison. Francis Ponge passe souvent, « ça marque ». Les peintres vaudois Gérard de Palézieux et Charles Chinet aussi. Il pioche dans la bibliothèque paternelle Rimbaud, Baudelaire puis Ponge, Bonnefoy, Reverdy, Follain. « Mon père rêvait que je fasse des études scientifiques pour que j’obtienne un métier stable et que je ne souffre pas du manque d’argent. » Le fils opte malgré tout pour la littérature, à l’Université de Genève, où l’attend un éblouissant aréopage de professeurs. Ce sont les années des Jean Starobinski, Roger Dragonetti et Yves Bonnefoy.

« Je me souviens comme si c’était hier des cours d’Yves Bonnefoy sur Shakespeare. Il débutait comme professeur. C’était extraordinaire de voir un grand écrivain en chair. De suivre sa pensée complexe. Mon goût de la littérature anglaise est né là. » D’Oxford, où il obtient un poste de lecteur, il retient surtout son bonheur à piocher dans les bibliothèques. Et sa découverte de Robert Browning.

À Paris, à la demande de Pierre Leyris, il traduit des nouvelles de Thomas Hardy. De Paula Fox aussi. Il entre dans l’édition aux côtés du poète Paul de Roux avec lequel il se lance dans la refonte titanesque du Dictionnaire des œuvres et des auteurs chez Laffont. Trois années d’apprentissage intenses. Puis se sera Gallimard pour la collection Quarto qui réédite les œuvres du fonds. Il œuvre ainsi à de nouvelles mises en beauté de Desnos ou de D.H. Lawrence.

« Je pense qu’Antoine Gallimard a été très surpris de me voir sortir de l’ombre le jour où je suis entré dans son bureau pour lui expliquer mon projet de maison d’édition. » Disposant des moyens nécessaires, Antoine Jaccottet se lance avec un autre transfuge de Gallimard. Les axes de l’aventure sont tracés. Où la transparence et l’effacement de soi se retrouvent au centre avec en frontispice, une citation du poète russe Ossip Mandelstam : « Je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. »

Au Bruit du temps, Antoine Jaccottet entend faire remonter de la poussière ou de l’oubli ces textes poreux à la vie tout entière que l’on ne cesse de vouloir relire pour cette raison même. Pour que la rencontre se fasse entre les mots et le lecteur, pour que ce dernier puisse se constituer, de livre en livre, une famille d’élection (autre idée chère à Mandelstam), il faut des traductions d’exception et des appareils critiques qui soient de vrais sésames.

La maison entend aussi se déployer par cycles et ramifications. Un livre en appelle un autre. Aux côtés de L’Anneau et le Livre, se tiennent les Sonnets portugais de l’épouse de Robert Browning, Elisabeth Barrett dans une nouvelle traduction de Claire Malroux et un essai de Henry James. Au lecteur de trouver les échos, de laisser sa vie s’ébranler au contact de ces mots-là. Car, comme le rappelle l’éditeur, intermédiaire ravi de l’ombre, « ce qui est vraiment magique au bout du compte, c’est l’acte de lecture ».

                                                                                                                                                                                       Lisbeth Koutchoumoff