Le Temps, "La poésie justicière d'Anna Akhmatova", par Georges Nivat

 Le Temps, "La poésie justicière d'Anna Akhmatova", par Georges Nivat
03 janvier 2020

La poésie justicière d'Anna Akhmatova

 

De quel genre relève cet immense texte des Entretiens avec Anna Akhmatova ? Ce sont des notes prises par Lydia Tchoukovskaïa, le plus vite possible après ses rencontres avec la poétesse, sur un banc, dans le métro ou dans un couloir d'hôpital, puis ajoutées dans un journal intime et clandestin. 

Lydia Tchoukovskaïa avait une mémoire phénoménale. Plus encore qu'Anna Andréïevna. Et c'est cette mémoire qui les a unies plus que tout le reste. Mais le reste était aussi capital: la première pleurait son mari, le physicien Mikhaïl Bronstein, arrêté, fusillé, dont la mort ne lui sera signifiée qu'après le Dégel, la seconde cherchait désespérément à faire libérer Liova, son fils, qu’elle a eu avec le poète Nikolaï Goumiliov : queues interminables dès la nuit devant la prison des Croix de Leningrad, attentes angoissées après les demandes d'intercessions, jeu du chat et de la souris auquel Staline se livrait avec elle comme avec toute la gent littéraire, et puis la peur, une peur soudée au sentiment fort de sa gloire. Les scènes où les deux femmes tentent de se remémorer les poèmes de l’une par leurs deux mémoires tressées, leur rituel des vers appris par cœur, notés l’espace d'un instant, avant de brûler le papier dans le cendrier, leurs conversations codées sont inoubliables.

D'une part, c'est toute l'histoire de la Russie prisonnière d'un dragon, conduite par un « Héliogabale géorgien » qui sait comment tétaniser de peur « ses » écrivains. D'autre part, c'est toute la vie littéraire, devenue une sorte de dortoir commun, où chacun lutte pour sa place, comme dans le roman de Gorenstein, La Place.

Le jeu avec Akhmatova fut tragique : longs ostracismes et soudains retours en faveur. Comme en 1939, où, par ordre  suprême, on la réédite et les laquais littéraires font son siège. Ou encore en 1945, quand elle bénéficie d’une standing ovation à Moscou – mais les ovations ne doivent aller qu'au Père de tous. Un an plus tard vient la punition, dénonciation par Jdanov d’Akhmatova et de Zochtchenko (un humoriste qui n'a rien de commun avec elle) – à nouveau les invectives publiques, les regards qui vous fuient. Akhmatova crut que la visite du diplomate anglais d'origine juive russe, Isaiah Berlin, en était la cause - probablement pas. Quelques années plus tard, elle refusa de le revoir, et cette Non-Rencontre devint un cycle de très beaux poèmes.

Anna Gorenko avait pris le nom d'un ancêtre tatare par sa mère, Akhmat.  A ses débuts, en 1911, elle avait été jugée  « poète de chambre ». La définition du critique Jirmounski lui colla longtemps, fut reprise dans l'acte d'accusation de Jdanov. Mais, dès 1934 et la Terreur déclenchée par Staline après le meurtre de Kirov (ordonné par lui-même), la cruauté tatare quand il faut se venger commença à s'éveiller en elle. La poétesse intimiste saurait dire les affres de la terreur et les fureurs de la vengeance. Le poème « Requiem » germait en elle. Le poète, disait-elle à Lydia, travaille « avec les mêmes mots que ceux qu'on emploie pour servir le thé », et l'ennemi de la poésie est le rossignol. Dans la fusion poétique, les mots les plus simples devenaient peu à peu la sentence judiciaire pour la postérité. 

Le Poème sans héros fut composé par à-coups et retouches innombrables, « en chœur », un chœur clandestin auquel collaboraient les dizaines d'initiés. Constellation poétique d'un genre nouveau, immense poème mémorisé, comme l'Iliade ou les psaumes, ce qui était initialement une saynète de l'Âge d’Argent, tardive Renaissance russe du début du XXe siècle, devenait le tribunal du siècle.

Demandez aux femmes de mon temps,

Les bagnardes, les bannies, les captives.

Nous vivions dans une peur mortelle,

Nous élevions nos enfants pour l'échafaud,

Pour les tortures, pour la prison.

Lydia Tchoukovskaïa était la fille d'un angliciste, auteur de contes en vers pour enfants que toute la Russie enfantine connaissait par cœur. Lydia aussi était angliciste, mais également spécialiste de Herzen, dont les Mémoires, chronique de sa lutte contre le despotisme et contre de tragiques drames familiaux, lui étaient très proches.  Elle avait écrit en cachette un récit sur la terreur intériorisée d'une femme dont le fils lycéen est arrêté « par erreur », pense-t-elle. A Tachkent Lydia recueillit pendant des mois les propos d'orphelins de la guerre, bébés ignorant même leur prénom, enfants qui ont vu leurs petits frères jetés dans le puits, leurs parents égorgés. Il en sortira La parole est aux enfants.

Lydia Tchoukovskaïa était une Erynnie issue de l'intelligentsia russe du XIXe siècle, et maniant intérieurement le glaive de la Justice. Ce qui comporte aussi un revers redoutable: elle tranche, condamne parfois ses compagnons de galère - mais Nadejda Mandelstam, et d'autres, en faisaient autant. 

Avec Anna Akhmatova, leur tribunal commun siège presque quotidiennement - de 1938 à la mort d'Anna en 1962, mais avec dix ans, 1942 à 1952, d'une brutale rupture, inexplicable pour Lydia – dix ans où elle-même est condamnée sans recours par Anna Akhmatova. Puis tout reprend un jour. Elles se réconcilient an récitant « le Caveau de la mémoire ».

Lydia relit alors son Cahier de Tachkent, certains jugements d'Akhmatova lui semblent parfois si "infâmes" qu'elle prend les ciseaux et y découpe des languettes. Sa fille, Elena, qui a publié l'immense héritage manuscrit de sa mère avec une abnégation impressionnante, ne cache rien de cette étonnante censure. Anna Andréïevna prononce des exclusives sans  recours.  La célèbre actrice Ranievskaïa, adulée pendant deux ans, passe de la faveur à la proscription. Ou encore les deux femmes ne supportent pas que Boris Pasternak ait voué ses années d'après-guerre à Olga Ivinskaïa, deux fois envoyée au bagne à cause de lui; elles colportent à son sujet des calomnies, et vont jusqu’à imaginer que les « mauvais » chapitres du Docteur Jivago ont été écrits par Olga...

La littérature russe, elle aussi, passe devant ce tribunal, Tolstoï est un « demi-dieu », mais qui ne voit que lui, et les autres à travers lui; Tchekhov écrit « pour les infirmiers et boutiquiers ». Mais l'essentiel est, bien sûr, ailleurs: la poésie est le  pain quotidien. Elle est une somme musicale dont les deux femmes connaissent toutes les partitions, toutes les sonorités – y compris dans les traductions poétiques faites par les poètes de l'époque pour gagner leur vie. Ainsi de Keats traduit par Pasternak, Akhmatova déclare : « Cette sonorité-là, c'est la première fois qu'elle sonne en russe. » A elles deux, elles ont en tête toutes les sonorités de la poésie russe.

Elles incarnent une poésie juge suprême de l'Histoire et du Temps. Tout comme l'est la Septième Symphonie de Chostakovitch, qui les enthousiasme. Vers la fin des Entretiens la terreur s'est considérablement adoucie ; le lion ne rugit plus, mais les rats sortis des égouts chassent au ras de terre. La poésie justicière peut commencer à être dite au grand jour, mais est entendue par peu. Cela ne change rien à l'essentiel : elle seule saisit « le lien secret de toutes choses ».

Par Georges Nivat