L'Express - n°3100 - Voyage au bout du goulag

 L'Express - n°3100 - Voyage au bout du goulag
01 2010

Voyage au bout du goulag

Soixante ans après, le témoignage de Julius Margolin sur l'univers des camps soviétiques est republié dans son intégralité. Une œuvre littéraire capitale.

C'est une impression troublante que de tenir entre les mains un probable chef-d'œuvre. Sans se payer de mots, Voyage au pays des Ze-Ka, de Julius Margolin, récit-fleuve (plus de 700 pages) sur le goulag, mérite sa place aux côtés des écrits d'Alexandre Soljenitsyne, de Varlam Chalamov, de Vassili Grossman, ou du film d'Alexeï Guerman, Khroustaliov, ma voiture !

Les Ze-Ka, ou zeks, ou encore z/k, sont les « détenus-combattants du canal » : dans la novlangue communiste, les bagnards affectés à la construction du canal mer Blanche-Baltique, puis, par extension, tous les détenus des camps.

Il ne s'agit pas d'un inédit, mais d'un texte miraculé. Publié en France en 1949 par Calmann-Lévy, dans une version expurgée des passages les plus terribles sur le régime stalinien, et traduite par Nina Berberova et Minat Journot, Voyage au pays des Ze-Ka a été édité à nouveau, trois ans plus tard, à New York, dans sa version originale russe, mais sans les passages sur le martyre de la Pologne… Puis plus rien, sinon en Israël, où Margolin poursuivit son combat pour la mémoire des suppliciés du goulag.

Un philosophe dans la fourmilière

Le livre est enfin exhumé grâce à une jeune maison d'édition exigeante, Le Bruit du temps, dirigée par Antoine Jaccottet, dans sa version intégrale, servie par un remarquable appareil critique de Luba Jurgenson, l'universitaire qui publia il y a quelques années L'expérience concentrationnaire est-elle indicible ? (Le Rocher).

Le destin de l'ouvrage est à l'aune de celui de l'auteur. Julius Margolin, juif polonais installé dans la Palestine sous mandat britannique, n'avait aucune urgence à se rendre dans son pays l'été 1939 – celui du début de la Seconde Guerre mondiale ! – sinon une nostalgie pour sa patrie d'origine, qu'il paiera au prix fort. Pris dans l'étau des armées du tandem Hitler-Staline, tel un nageur emporté par un tsunami, Margolin est jeté sur les routes de l'exode. Il est arrêté neuf mois après l'invasion de l'Armée rouge, jugé et condamné pour infraction à la législation sur les passeports, ses papiers ayant été délivrés par un « État inexistant », la Pologne ! La sanction : cinq ans de travaux forcés du côté d'Arkhangelsk.

Du point de vue historique, le Voyage est un livre « essentiel et unique » sur les politiques répressives mises en place par Staline, souligne Luba Jurgenson. Il pointe les objectifs de l'« aménagement du territoire » selon le maître du Kremlin : vider des territoires entiers de ses populations indésirables (premiers visés : les Polonais) et les utiliser comme main-d'œuvre pour coloniser et développer les régions du Nord et de l'Est.

Du point de vue littéraire, la singularité et la puissance de l'ouvrage résident dans la distance de l'auteur. Le zek s'efface derrière le docteur en philosophie de l'université de Berlin, résolu à analyser avec la précision d'un entomologiste cette fourmilière déshumanisée. Assommé par le froid, la faim, l'épuisement et la violence – le régime quotidien de l'« immense prison des peuples appelée URSS » – Margolin échappe à l'anéantissement en appelant à la rescousse Shakespeare et Gogol. Comme si l'ultime arme face à la barbarie était la culture, vestige de la civilisation.

                                                                                                   Emmanuel Hecht