L'Express - n°3149 - Babel cavalier seul

 L'Express - n°3149 - Babel cavalier seul
09 novembre 2011

Babel cavalier seul

Les oeuvres du grand écrivain russe Isaac Babel sont enfin réunies dans une nouvelle traduction soignée. Pour l'auteur de Cavalerie rouge, l'heure de la renaissance a sonné.

Sous Staline, les écrivains mouraient deux fois : la première, face au peloton d'exécution (ou au goulag), la seconde, victimes de l'oubli. Isaac Babel (1894-1940), considéré comme l'un des plus grands écrivains russes du XXe siècle, gloire littéraire, au début des années 1920, pour Cavalerie Rouge – récit de la campagne de Pologne, qu'il suivit comme correspondant de guerre – et ses Récits d'Odessa, portés aux nues par Thomas Mann et par Hermann Hesse, n'a pas échappé à ce destin. Arrêté au petit matin du 15 mai 1939 par les hommes du NKVD, accusé d'espionnage (au profit de Malraux !) et de “trotskisme”, il dénonce sous la torture des amis proches, avant de se rétracter et d'être fusillé à l'âge de 45 ans. Ignoré dans son propre pays, méconnu en Occident, Babel sort des limbes depuis sa réhabilitation officielle, en 1954. Mais il faut attendre un demi-siècle (2006) avant que ses oeuvres complètes soient publiées en Russie. Cette édition, dirigée par Igor Soukhikh, est aujourd'hui traduite en français et présentée par Sophie Benech, dans un volume de plus de 1 000 pages que l'on doit à l'obstination d'Antoine Jaccottet, éditeur exigeant du Bruit du temps.

Isaac Babel ? Cet écrivain à l'écriture fulgurante ne donne pas facilement prise. Juif d'Odessa, la “Marseille russe”, il se sent également russe dans l'âme. Intellectuel passionné de Flaubert et de Maupassant, ses maîtres – qu'il lit dans le texte – il est fasciné par la violence des Cosaques, des révolutionnaires et de la pègre de sa ville natale. D'une curiosité insatiable, ce démystificateur professionnel fréquente – de trop près ? – les dirigeants bolcheviques et les membres de la police politique. Jamais il ne critique ouvertement le régime soviétique, mais jamais il ne le cautionne. Seule certitude : l'écriture est la passion, la « chose sacrée », dira Elias Canetti, de ce styliste amateur de canulars. Babel s'essaie à tous les genres : articles, théâtre, scénarios (pour Eisenstein), discours, portraits... Joueur patenté, amateur de mots tordus, de préfixes inventés, de tournures empruntées au yiddish, à l'ukrainien, au français – un calvaire doublé d'un plaisir pour les traducteurs ! – il se présente en « galérien enchaîné pour sa vie entière à une rame », polissant et élaguant ses textes jusqu'à l'épure. Pour le plus grand bonheur de ses lecteurs anciens et, désormais, nouveaux.

                                                                                                      Emmanuel Hecht

Bio Express

1894. 13 juillet, naissance, à Odessa.
1911. Études commerciales.
1915. Premiers reportages.
1926. Publication de Cavalerie rouge.
1931. Publication de Récits d'Odessa.
1939. Arrestation, le 15 mai, de Babel dans sa datcha. Ses manuscrits sont confisqués. Interrogé et torturé, il est accusé d'activités antisoviétiques.
1940. Condamné le 26 janvier, il est fusillé le lendemain.
1954. Réhabilitation officielle.
2006. Édition, en Russie, de ses Œuvres.

Extraits

Après des études de commerce à Kiev, Isaac Babel part en 1915 pour Saint-Pétersbourg, où il s'inscrit en faculté de droit, pour obtenir l'autorisation de résider dans la capitale. Il y fait la rencontre décisive de Maxime Gorki. Enthousiaste, l'écrivain publie dans sa revue, Les Annales, deux récits du jeune Odessite. Trois ans plus tard, Babel publie dans La Vie nouvelle, le quotidien de Gorki – bientôt interdit par Lénine – des articles, rassemblés depuis sous le titre de Journal pétersbourgeois. Tous décrivent la vie quotidienne à Petrograd (ex-Saint-Pétersbourg) dans les mois qui suivent le coup d'État d'octobre 1917, alors que le pays s'enfonce dans la guerre. « Le travail de journaliste, écrit Babel, m'a fourni des matériaux hors du commun, et une quantité incroyable de faits précieux pour mon travail de création. » Nous publions en exclusivité l'un de ces articles, intitulé « Les prématurés », publié le 26 mars 1918.

« Les prématurés »

« Les murs blancs et tièdes sont gorgés d'une lumière égale. On ne voit pas la Fontanka [Ndt : bras de la Neva qui traverse la ville entre les quais de granit], maigre flaque qui se traîne dans une cavité visqueuse. On ne voit pas la lourde dentelle du quai, submergée par des monceaux boursouflés de déchets provenant des magmas de neige noire et poreuse. Des femmes en robes grises ou sombres vont et viennent sans bruit dans de hautes salles bien chauffées. Le long des murs, au fond de petites bassines métalliques, sont couchés des avortons silencieux aux yeux graves et grands ouverts, ce sont les fruits chétifs de femmes abîmées, toutes petites et sans coeur, des femmes habitant les maisons en bois des faubourgs noyés dans le brouillard.

Quand on les amène, les prématurés pèsent une livre, une livre et demie. Près de chaque bassine, il y a un petit écriteau – la courbe de vie du nourrisson. Ce n'est déjà plus une courbe. La ligne se redresse. La vie palpite, triste et fantomatique, dans ces corps d'une livre.

Encore une facette imperceptible de notre agonie : les femmes qui allaitent ont de moins en moins de lait.

Il n'y en a pas beaucoup, de nourrices. Cinq pour trente bébés. Chacune d'elles nourrit le sien plus quatre autres. C'est la formule qu'on emploie dans le foyer : le sien plus quatre autres.

Il faut les nourrir toutes les trois heures. Pas de jours fériés. On peut dormir deux heures d'affilée, pas plus.

Ces femmes dont la poitrine est vidée sept fois par jour par cinq minuscules bouches bleuâtres reçoivent quotidiennement trois huitièmes de pain [Ndt : trois huitièmes d'une livre, un peu moins de 200 grammes].

Elles sont là toutes les cinq autour de moi, avec leurs grosses poitrines et leurs corps maigres, dans leurs habits de nonnes, et elles disent :

“La docteur, elle nous répète : vous leur donnez pas assez de lait, ils prennent pas de poids, ces petits… Ce serait de bon coeur, vous savez, mais c'est notre sang qu'ils sucent, on le sent bien… Si seulement on avait la même ration que les cochers… À la mairie, ils nous ont dit : vous êtes pas des travailleuses… Aujourd'hui, on est allées à deux dans une boutique, on avait les jambes toutes molles, on s'est arrêtées, on s'est regardées, on a failli tomber, on pouvait plus avancer…”

Elles me demandent des tickets de rationnement, des suppléments, elles m'implorent, elles sont là, debout contre le mur, et leurs visages deviennent tout rouges, crispés et pitoyables, comme ceux des solliciteurs dans les administrations.

Je m'éloigne. La surveillante m'emboîte le pas et murmure : “Elles sont toutes à bout de nerfs… Dès qu'on leur dit quelque chose, elles se mettent à pleurer. Alors on ne leur dit plus rien, on ferme les yeux. Il y en a une qui fréquente un soldat, eh bien tant pis, qu'est-ce que vous voulez…”

J'apprends l'histoire de celle qui fréquente un soldat. Elle est arrivée au foyer il y a un an, une toute petite femme menue et très active. Tout ce qu'elle avait de gros, c'était une lourde poitrine gorgée de lait. Elle en avait plus que toutes les autres nourrices du foyer. Au bout d'un an, un an de tickets de rationnement, de poisson salé et d'un nombre croissant de petits corps recroquevillés pondus en passant par des femmes de Petrograd amorphes et apathiques, cette petite femme active n'a plus de lait. Elle pleure quand on la contrarie, elle enfonce ses seins vides dans la bouche des enfants d'un air mauvais, et détourne le visage quand elle allaite.

On pourrait lui donner trois autres huitièmes, à cette petite femme, lui attribuer la même ration qu'aux cochers, faire quelque chose, à la fin… Il faudrait quand même réfléchir un peu et penser aux enfants. S'ils ne meurent pas, ils vont devenir des jeunes gens et des jeunes filles, ils ont une vie à construire. Et si jamais ils se bâtissaient juste trois huitièmes de vie ? Ça donnera des vies tronquées. Et nous, les vies tronquées, on en a assez vu. »