Libération - Cahier Livres - Isaac Babel ou ceux que les Soviets suppriment

 Libération - Cahier Livres - Isaac Babel ou ceux que les Soviets suppriment
17 novembre 2011

Isaac Babel ou ceux que les Soviets suppriment

Isaac Babel est né à Odessa en 1894 et a été exécuté en 1940 : vu ce qu'est son œuvre et ce que furent les relations des autorités soviétiques avec les écrivains, il est étonnant qu'il ait survécu si longtemps.

Babel n'a écrit aucun roman, du moins qui ait été conservé, et ces Œuvres complètes regroupent donc surtout ses nouvelles, qui ont fait sa gloire, mais aussi des scénarios, des pièces de théâtre, quelques articles pour la presse bolchevique et quelques interventions sur le métier d'écrivain. C'est au début des années 20 que sa réputation est au plus haut, quand paraissent en volume les Récits d'Odessa et Cavalerie rouge. Les deux recueils sont autobiographiques chacun à leur manière. Le premier évoque sa vie odessite, dans une famille juive d'un quartier populaire et a comme personnage récurrent Bénia Krik, « le Roi » de la pègre. Le second provient de son expérience de correspondant de guerre avec les Soviétiques pendant la campagne de Pologne, en 1920. C'est Maxime Gorki, le premier à découvrir son talent, qui lui avait conseillé de se frotter à cette vie. À la fantaisie, fût-elle brutale, des Récits d'Odessarépond la cruauté permanente, même si elle n'exclut pas la douceur, de Cavalerie rouge où il faut voir les exécutions comme une pédagogie, le véritable apprentissage de la vie. Dans « La mort de Dolgouchov », le narrateur n'ose pas achever un blessé qui le lui réclame. C'est le chef qui s'en charge, furieux contre celui qui a failli. « “— Fiche le camp ! a-t-il dit en pâlissant. Ou je te tue ! Vous autres les binoclards, vous n'avez pas plus pitié de nous qu'un chat d'une souris…” / Il a armé son fusil. / Je suis parti au pas sans me retourner, je sentais de tout mon dos le froid et la mort. » « La vie authentique de Pavlitchenko » s'achève ainsi : « Quand on tire sur quelqu'un – je dirais ça comme ça – on peut juste s'en débarrasser : lui tirer dessus, pour lui, c'est une grâce, et, pour soi, c'est répugnant de facilkité, quand on tire, on n'arrive pas jusqu'à l'âme, là où elle est à l'intérieur de l'homme et de quoi elle a l'air. Mais moi, ça m'arrive de ne pas me ménager, ça m'arrive de tabasser un ennemi pendant une heure ou plus d'une heure, ce que je veux, c'est savoir ce que c'est, la vie, comment elle est vraiment… »

La langue de Babel est si originale, à la fois inventive et incorrecte selon la traductrice, qu'il a longtemps été considéré intraduisible (même si la quasi-totalité des textes de ces Œuvres complètes a déjà paru en français en une flopée de volumes dont la composition est ici revue). Sophie Benech, dans son avant-propos, cite Viktor Chklovski disant de Babel que « son principal procédé est de parler avec la même voix des étoiles au-dessus de nous et de la chaude-pisse ». « Aucun fer ne peut pénétrer dans un cœur d'homme de façon aussi glaçante qu'un point placé au bon endroit », a dit Babel lui-même. Dès la parution de Cavalerie rouge, Boudionny, commandant de la première armée de cavalerie, le traîne dans la boue : « Le citoyen Babel était incapable de voir les bouleversements grandioses de la lutte des classes, cette lutte lui était étrangère, odieuse, mais en revanche, il voit avec une passion malsaine de sadique les seins tressautant d'une cosaque de son invention, ses cuisses nues, etc. Il voit le monde comme une prairie couverte de femmes nues, d'étalons et de juments… » (Gorki défendit Babel contre des accusations de pornographie dès le début de sa carrière.) De fait, le Journal de 1920, paru après sa mort, montre Babel réservé à l'égard de la révolution. « C'est horrible, la façon dont nous apportons la liberté. » Et, ailleurs : « Pourquoi ce cafard ne passe pas ? Parce que je suis loin de chez moi, parce que nous détruisons, parce que nous avançons comme une tornade, comme de la lave, haïs par tout le monde, la vie vole en éclats, j'assiste à un immense office des morts qui n'en finit pas. » Avec ses textes brefs, l'œuvre de Babel est la description de ces « éclats » de vie.

Pourtant, ses articles pour la presse bolchevique ont leur part de langue de bois surchargée d'adjectifs (alors que Babel dira que son autobiographie devrait s'intituler « Histoire d'un adjectif », parce que c'est en les supprimant qu'il a su exprimer « la luxuriance ») et d'appels au meurtre de la noblesse polonaise, c'est-à-dire peu nuancés. Très vite, Babel cesse sinon d'écrire du moins de publier. Son silence affaiblit sa position mais peut-être moins que ne l'auraient fait d'éventuelles publications, vu sa distance évidente avec le régime. Il fait preuve d'une courageuse ironie en diverses interventions. Arrêté et torturé en 1939, il avoue tout et n'importe quoi, en particulier qu'il a été recruté comme espion par Malraux. Lorsqu'il prend pour la dernière fois la parole après le jugement qui le condamne à mort, il y revient cependant pour tout nier, terminant ainsi : « Je ne demande qu'une chose : que l'on me donne la possibilité de terminer mon travail. »

                                                                                           Mathieu Lindon