L'Ours - n°427 - Un poète dans le « siècle chien-loup »

 L'Ours - n°427 - Un poète dans le « siècle chien-loup »
01 avril 2013

Un poète dans le « siècle chien-loup »

Parmi les milliers de biographies publiées en 2012, celle-ci est passée relativement inaperçue. Pas de l’OURS, certes, Sylvain Boulouque dans le numéro 418 (mai) en signalait l’intérêt. Le parcours de ce poète mérite cependant que l’on y revienne.

Il faut dire que l’homme dont il question ici n’est ni chef de guerre, ni chef de parti, pas même chef de file. Et s’il est connu chez lui, en Russie, son œuvre reste encore confidentielle en France. Du grand poète Ossip Mandelstam, nous connaissons pourtant le destin tragique grâce à un chapitre poignant des Récits de la Kolyma, de Chalamov, mais surtout aux mémoires de sa femme, Nadejda. La publication de ses Souvenirs, à la fin des années 70, eut le même retentissement que celle des livres des grands dissidents Soljenitsyne ou Guinzbourg. On y découvrait le long martyre de son mari, écrivain génial traqué par les sbires de Staline, mort en déportation près de Vladivostok en 1938. Afin de déjouer la censure, Nadejda, la compagne de toujours, apprit par cour les derniers poèmes d’Ossip, réunis dans le rnerveffleux recueil, Les Cahiers de la Voronej. Cette histoire romanesque à souhait a inspiré récemment plusieurs écrivains (citons Robert Littell ou Elisabetta Rasy). Mais Mandelstam vaut mieux que cette légende mélodramatique. Le grand mérite du livre de Ralph Dutli, c’est de restituer l’essentiel, c’est-à-dire le parcours intellectuel et esthétique d’un immense artiste, l’exploration méticuleuse d’une œuvre complexe.

Au cœur de l’avant-garde russe

Né à Varsovie dans le « chaos judaïque » d’une famille mi-allemande, mi-lituanienne, Mandelstam grandit à Saint-Pétersbourg où il contracte très vite cette « rage littéraire » qui ne lui laisse aucun doute sur sa vocation. Féru de culture antique, amoureux de l’Europe, il garde de son séjour à Paris en 1907 une vive passion pour la littérature médiévale française et la philosophie de Bergson. Étudiant, il se jette à cour perdu dans les travaux d’écriture. Traductions diverses, poésie, essais littéraires, Mandelstam est un créateur boulimique. Il participe activement aux querelles qui agitent l’avant-garde russe. Son premier recueil, La Pierre, passe pour un manifeste en faveur l’« acméisme », courant qui s’oppose notamment au futurisme d’un Maïakovski. La restitution du climat intellectuel de la Russie prérévolutionnaire est un des plus belles réussites du livre de Dutli : on y croise celles et ceux qui seront des grands poètes du XXe siècle (Tsvetaieva, Akhmatova, Blok, Essenine, Maïakovski, Biely), à la veille de la grande tourmente de 1917.

Qu’ils aient été ou non révolutionnaires (Mandelstam le flit vaguement dans sa jeunesse), tous verront leur existence bouleversée (et pour la plupart broyée) par l’arrivée des bolcheviks au pouvoir. Mandelstam, désormais marié à Nadejda, ne travaillera plus que dans des conditions de grande précarité. Ses perpétuels soucis d’argent, ses déménagements incessants, ses boulots de fortune, n’empêchent en rien la poursuite d’une œuvre exigeante, aussi bien en prose qu’en vers.

Dans la nuit glacée du stalinisme

Reste qu’il est impossible d’être un créateur libre dans un régime tyrannique. Confronté très vite à la censure, totalement étranger aux préconisations « esthétiques » des tenants du « réalisme socialiste », Mandelstam est très vite condamné à la marginalité. Son orgueil s’en accommode :

« Je n’ai pas besoin de laisser-passer
Je n’ai pas peur des sentinelles
Dans la nuit soviétique je prierai
Pour la parole bienheureuse et insensée ».

Ses nombreux séjours dans le Caucase, véritables parenthèses de sérénité, offient au poète d’heureux sursis.
Mais il étouffe dans la nuit glacée du stalinisme et ses critiques contre le régime se font de plus en plus explicites.

« Et ajoutes : finie, l’harmonie sonore
Tu as aimé Mozart en pure perte
Vient maintenant la surdité des araignées
Cette chute dépasse nos forces ».

Être taxé de « passéisme » et d’« esprit petit bourgeois », passe encore. Mais quand, au retour d’un voyage en Arménie, il se met à exalter les racines millénaires et la culture particulière de ce petit pays plutôt que de célébrer les mérites de l’industrialisation soviétique, les pressions et tracasseries se multiplient. La protection de Boukharine lui permet de tenir un peu, jusqu’à ce qu’il ose, provocation suprême, une furieuse épigramme contre le maître du Kremlin, « corrupteur des âmes, équarrisseur des paysans  »  :

« Chaque exécution est un régal
pour l’Ossète au large poitrail ».

Si ce poème n’est pas écrit, Mandelstam, bravache, se fait un plaisir de le réciter à la première occasion venue. En l’écoutant, son ami Pasternak en est littéralement effrayé. Mandelstam est arrêté une première fois en 1934, et exilé loin de Moscou. Là, à Voronej, il écrit des « cahiers » magnifiques, tout entiers habités par l’attente de la mort mais aussi par la célébration de la parole poétique :

« Je ne suis pas encore mort, encore seul
Tant qu’avec ma compagne mendiante
Je profite de la majesté des plaines
De la brume, des tempêtes de neige, de la faim
Dans la pauvreté luxueuse, dans le faste de la misère
Je vis seul, tranquille et consolé
Ces jours et ces nuits sont bénis
Et le travail mélodieux est sans pêché ».

Apaisé, presque heureux, Mandelstain est rattrapé par la grande purge de 1938. Il meurt en déportation, près de Vladivostok.

Mandelstam n’avait pas le goût des (auto)biographies, lui qui disait : « Je n’ai pas envie de parler de moi, mais de tendre l’oreille pour écouter la germination et le bruit du temps. » Le livre de Dutli, s’il n’omet aucun détail de la vie du poète, est surtout une formidable introduction à son travail. Les nombreuses citations qui parsèment le livre nous permettent de mieux pénétrer une œuvre ardente.


                                                                                      Emmanuel Maurel