Mediapart - L'œil était dans le Goulag

 Mediapart - L'œil était dans le Goulag
12 novembre 2010

L'œil était dans le Goulag

Impression de tenir un livre d'importance, un témoignage capital, une authentique œuvre littéraire, qui surgit d'un cercle étroit pour, deux générations après sa rédaction, nourrir des lecteurs reconnaissants. De tels dessillements ponctuent nos vies. La dernière fois, c'était il y a trois ans, lorsque parut le Journal (1942-1944) d'Hélène Berr (Ed. Tallandier), jeune pousse prometteuse engloutie par la barbarie nazie.

Voici aujourd'hui Voyage au pays des Ze-Ka, de Julius Margolin (1900-1971), réchappé du système soviétique. Né à Pinsk, aux confins de la Russie tsariste et d'une Pologne alors inexistante, établi depuis 1936 en Palestine sous mandat britannique, Margolin, qui refusait de croire à l'imminence de la guerre, séjournait en Pologne en 1939. Il n'a pas été victime de la Solution finale hitlérienne. Il a trouvé refuge à l'Est et fut happé par le Goulag. De retour en Palestine après cette expérience concentrationnaire, il a rédigé, en russe, de décembre 1946 à octobre 1947, près de 800 pages lucides et fiévreuses.

En 1949, sous un nom d'auteur francisé (Jules Margoline) et avec un titre un peu étouffant, La Condition inhumaine, le livre paraît chez Calmann-Lévy dans une traduction de Nina Berberova et Mina Journot. En 1952, une édition russe voit le jour à New York. Et puis plus rien, sauf en Israël, où luit le souvenir de Julius Margolin, ravivé à partir des années 1970 par les Juifs soviétiques.

Plus rien jusqu'à ce qu'une petite maison créée à Paris, fin 2008, par un éditeur fils de poète, Antoine Jaccottet, prît le parti d'Ossip Mandelstam (1891-1938): «Épier le siècle, le bruit et la germination du temps.» […]

Sollicitée par Antoine Jaccottet pour rédiger une postface, Luba Jurgenson, auteure du magnifique essai L'Expérience concentrationnaire est-elle indicible ? (Ed. du Rocher, 2003), s'est faite Parque du texte de Margolin. Elle a découvert, en confrontant les différentes versions, en piochant dans des revues ayant accueilli des chapitres isolés du livre, que l'œuvre avait été mutilée.

«Dans l'édition new-yorkaise en russe, explique-t-elle à Mediapart, tout le début du récit, touchant à la Pologne, avait disparu. Comme s'il y avait une sorte d'angle mort. Du reste, la traduction française de Nina Berberova russifiait tous les noms polonais, lieux comme être humains. Mais surtout, dans cette version française, avait disparu, par chapitres entiers, par paragraphes ou par membres de phrases, tout ce qu'il y avait de plus sordide et accablant à l'égard des camps soviétiques, comme si un éditeur courageux, dans l'immédiat après-guerre, ne pouvait pas franchir certaines limites à l'encontre de l'Urss, auréolée par les sacrifices consentis pour terrasser le nazisme.»


Candide au pays des camps

Un tiers du livre, expurgé en 1949, a réintégré le récit grâce à une traduction soignée, dans le plus pur style Berberova-Journot, de Luba Jurgenson, par ailleurs responsable d'un remarquable appareil de notes éclairant, pas à pas, l'itinéraire, les rencontres, les souvenirs, les références et les allusions de Julius Margolin. Philosophe de formation, ayant étudié à Berlin, plurilingue et pluriculturel, Européen non pas au sens pasteurisé et homogénéisé d'aujourd'hui mais riche des diversités assassinées d'hier, Margolin se retrouve soudain Candide au pays des camps.

Il réussit le prodige de cumuler dans son texte, écrit à chaud, les démarches successives (Primo Lévi) ou retardées (Imre Kertesz) chez les plus grands auteurs : l'urgence et la réflexion. Il cultive une distance critique, un recul poussé jusqu'à l'absurde, que n'eurent point, par définition, les témoins culminants des horreurs du Goulag : Chalamov ou Soljenitsyne, issus du soviétisme dont procèdent les camps esclavagistes. […]

En quelques tableaux, Margolin dessine une cartographie mentale de ce qui permet d'échapper à l'anéantissement: un regard profond et de biais fondé sur la culture. Relire Shakespeare pour être relié aux hommes. Appeler Gogol à la rescousse. Examiner Dostoïevski comme les aruspices consultaient les entrailles afin de présager du monde. Juché sur le souvenir de tant d'œuvres, ne pas déchoir, aimer son prochain malgré tout, résister à la déshumanisation. […]


«Les Juifs avaient la nostalgie de Dachau!»

À cette marche forcée vers une détresse hantée par le souvenir d'une femme laissée là-bas juste avant, à cette progression vers une terreur ponctuée de morts soudaines, brutales, tourmentées, lentes, ou inéluctables, à cette ligne droite du récit qui mime le convoi, Julius Margolin superpose les boucles du temps romanesque. Des personnages aux destins métaphoriques annoncent la fin au début et rappellent les commencements lorsqu'il s'agit de clore. […]

Le rescapé refuse d'être un simple tiré d'affaire. Repoussant à jamais tout enclos, il nous passe le relais: «Quelle que soit notre manière de comprendre le fondement de la démocratie, il est clair qu'elle n'est possible que dans une atmosphère d'une transparence absolue, de lumière et de clarté. Le monde démocratique doit être passé en revue d'un bout à l'autre. Car nous ne pouvons pas être sûrs que là où il y a des mystères, des zones interdites, là où soigneusement l'on cache quelque chose derrière les murs des prisons et les barbelés des camps, ne se trame pas quelque mauvaise affaire. »

                                                                                                            Antoine Perraud