Poezibao - Recension par Jean-Charles Vegliante

10 juillet 2019

POUR SALUER, OU PLUTÔT RETROUVER PHILIPPE DENIS

 

Le Bruit du temps, loin des bruits parisiens qui font (ou non) le buzz de notre petit monde des Lettres, a la bonne idée courageuse de mettre à portée un auteur rare, dont l’œuvre poétique considérable mais dispersée est devenue – hors de bonnes librairies ayant un fonds encore convenable – difficile d’accès pour qui n’a pas suivi les sorties des éditions originales, au Mercure de France ou dans la revue L’Éphémère de la Fondation Maeght, et jusqu’à la portugaise Ligne d’ombre de Condeixa-a-Nova. Cette anthologie, choisie et revisitée par le poète lui-même, précédée d’une belle Préface de John Jackson – sans doute le premier lecteur notable de Philippe Denis –, permet de refaire ces Chemins multiples selon un cadastre neuf, un paysage dont l’horizon n’a cessé de bouger avec le regard que l’écrivain nomade a voulu toujours porter sur ses variations infinies.

On peut commencer par l’éternel souci de la nomination, qui souvent pousse à écrire, obstinément, sans souci d’abord de la réception (mais non du lecteur), pour dire le cosmos qui nous importe. Un monde, certes, qui est tout dans les mots, est bouleversé, modifié en tout cas, d’avoir été dit. Alors, « Ce nom qui ne résonnera peut-être plus à mes oreilles [une fleur du Middle West], en ses syllabes perdues mystérieusement, m’obsède. Quelque part la fleur n’est-elle pas définitivement froissée ? » (Nommer, p. 27). Ou bien, soi-même comme le plus simple objet :

Sur ma table un caillou, un caillou aux couleurs de l’inaccessible […] ramassé (recueilli) et lui plutôt qu’un autre. (Autour d’un caillou, p. 29),      

pensée aiguë de la re-connaissance.  

Cette empathie avec les choses banales est l’autre face du vertige de l’origine, que sous d’autres cieux Ungaretti connut aussi : « Par cette conque de mémoire, / je viens, / je perce sous ma mort. » (Taire la langue, p. 50 – Ungaretti : « Nascendo / tornato da epoche troppo / vissute »). Le monde advient, on n’ose dire se réalise, et le sujet avec lui, aussi neutre et anonyme, dans la profération : « j’accomplis ce qui m’éveille, / dans le moindre vent. » (id. p. 57). Il n’est pas d’autre appartenance, comme pour le Vagabond ungarettien là aussi :

Étranger 
dans une langue d’étranger,
j’ai
erré
dans la vanité d’un couple,
survécu à sa langue
silencieux
comme une fumée…
                                          (Ce que je parcours…, p. 84) ; 
 
pas d’autre nostalgie : « et l’enfance / arrimée au sommeil, / refroidit / comme une lampe » (où pointe déjà le réalisme reconquis des textes les plus récents, de si cela peut s’appeler quelque chose en particulier) ; plus d’illusion en Littérature : « Je vis en avance / sur ma main – // au fond de cette page // où en réalité / chaque parole n’est qu’avancée / sur le vide, » (id. p. 101). Et encore, sortant « de terre » obscurément : « D’un vide à un autre – / comme une araignée, / je prends appui, // j’arpente ma déraison – // pour capturer une image, / un mot / saigné à blanc… » (Carnet d’un aveuglement, p. 110). Dans sa Préface, J. Jackson insiste à juste titre sur « le détachement avec lequel [le poète] est capable de considérer la nature de ce qu’il écrit », un don plutôt rare aujourd’hui (p. 17). 

La poésie, sinon l’écrivant, est néanmoins toujours en quête de cohérence, c’est-à-dire de sens :

Est-ce un signe ?
– si vivre est le secret de la terre 
que je vois

lent secret en elle,
                                 (Cahier d’ombres, p. 61)    

empli
de tout ce qui est arrivé
faute de signe

qui s’élève
épouvantail vivant
dans l’épouvante
de l’envol.
                                (Carnet d’un aveuglement, p. 113).     

Mais, dans l’infiniment négligeable, comme malgré soi, dirait-on, le poète rejoint là les dits plus solennels des classiques :

C’est joie d’insecte devant le trou, au sortir de la terre, qu’il me faut éprouver – à la sortie de ce jour, de ces siècles, où une unique fois je n’ai pu cesser.
C’est joie de larve […]
                             (Carnet d’un aveuglement, p. 125) ;    

ainsi que cette « unique fois », bien sûr, de Dante au sortir de l’Enfer :

[…] per quel cammino ascoso […] / tanto ch’i’ vidi de le cose belle / che porta ’l ciel, per un pertugio tondo. / E quindi uscimmo a riveder le stelle(*).  

Dans l’écriture, toujours, c’est bien « le silence / qui fait signe », là où tout « terme est ton commencement, » et où « Ce que je cherche n’est pas un lieu / mais un point de départ. » (Carnet d’un aveuglement, p. 128-31). Peut-être au mieux pour de provisoires haltes, ou adresses : « dans l’une d’entre elle – un point de départ. » (Alimentation générale, p. 243). Les Bagatelles, les Notes lentes, les Mushrooms envahissants, y compris par des Églogues de plus sévère énonciation, ne sont que des manières biaises de repousser devant soi la matière même dont sont faits nos poèmes, nos piètres barrages d’encre contre le néant. Alors que « Tout est toujours là, comme si tout avait été , à ce point de commencement obscur. » (Surplomb, p. 183). Et, faut-il le souligner, « Non, ce n’est pas simple, puisque ce n’est rien. » (Nugae, p. 198). Ou bien, dit autrement : « … le poème est ce qui n’arrive pas. » (Maintenance, p. 268). Sans éloquence inutile et pourtant à l’opposé d’une certaine sécheresse de textes voulus auto-suffisants, enfermés dans le blanc aride de leurs pages.

Comme un insolent « Ultime pied de nez à la littérature ! » les textes les plus récents, au bout de ce parcours à la fois mouvant et obstiné, semblent s’élever dans l’air, légers, lestes, ironiques souvent, avec cette politesse des esprits blessés, jusqu’à la merveilleuse, distraite, hilare apesanteur que Leopardi admirait tellement – s’en reconnaissant incapable – chez de plus âgés (et anciens) que lui, tel Anacréon. Et c’est alors la « métaphysique » joyeuse, ultime « de Maison & Jardin // … sous cellophane. » (Alimentation générale, p. 255), un peu comme un autre était à la fin, et en son commencement, « amoureux de cartes et d’estampes » (Le Voyage, titre si à propos ici, pour ce volume précieux des vers de Philippe Denis). Donc,
J’essaie de me résumer.

Res nullius – la-chose-de-
personne, sur les accotements,
dans le jargon que j’entends.

Ciel sans nuage,
être nuage
puis s’effilocher.

                              (Maintenance, p. 275)    

et aussi, pour ne pas finir :

Je me suis écarté pour laisser passer comme des bolides quelques mots et je goûte, maintenant, à la fraîcheur indemne de la poussière.
                                (si cela peut s’appeler quelque chose, p. 293, explicit).     

C’est plus lentement que nous pouvons retrouver ainsi, le long de chemins familiers, renouvelés, « imprévisibles », ces pages d’où l’émerveillement n’est jamais tout à fait banni, pour le cas d’une vraie lecture à venir : même sans illusions concernant « le vernis d’un futur »… et, en attendant, « tout / sauf / tragique ».  

 

Par Jean-Charles Vegliante


(*) Ma traduction (Gallimard, 2014) : “… sur ce chemin / caché […] / tant qu’enfin j’aperçus de ces choses belles/ que porte le ciel, par une trouée ronde. / Et là nous sortîmes revoir les étoiles.”