Telerama, “La poésie peut se trouver partout, le risque, c’est qu’elle ne se trouve nulle part”Entretien avec Anne Segal

30 juin 2021

Recueils de poésie, récits, essais… Esprit libre, créateur éclectique, le poète et photographe Gérard Macé est l’auteur d’une soixantaine de livres. Ses deux derniers ouvrages “Ici on consulte le destin” et “La Pensée des poètes”, viennent confirmer avec force son amour du mot juste.

Attentif au monde et à ses interrogations, Gérard Macé construit une œuvre éclectique, en esprit libre, n’hésitant pas à s’emparer de sujets aussi différents que les jardins japonais, Sade ou notre désir d’hygiène, pour ne citer que les récents sujets qu’il a abordés. Auteur d’une soixantaine de livres (poésie, littérature, essai), en outre photographe, consacré par le Grand Prix de poésie de l’Académie française en 2008, il est toujours un amoureux du « mot juste ». Et, comme en témoignent ses deux derniers livres, Ici on consulte le destin (éd. Le Bruit du temps) et La Pensée des poètes (éd. Folio essais), un homme « toujours en train de ruminer quelque chose, parce que sinon le monde a moins de présence, la réalité moins de saveur ».

Dans un entretien accordé à la revue Critique en 2019, vous disiez : « Si j’ai entrepris d’écrire, c’est sous l’influence de la poésie contemporaine, quand j’ai découvert ses vertus essentielles de brièveté, de concision.» Ces vertus, les appliquez-vous à tous vos écrits ?

Ah oui, ce qui correspond d’abord à l’amour pour le mot juste. Par « mot juste », j’entends celui qui ne peut être remplacé par aucun autre, qui provoque à la fois une vibration sonore et une irisation du sens. Qui libère et enchante. Libère de l’angoisse, dissipe l’obscurité, ouvre un champ nouveau. Enchante parce qu’il procure une volupté en même temps qu’une satisfaction esthétique. Mais le mot n’est pas la bonne mesure, c’est la phrase qui est essentielle, car elle seule installe un rythme, fait entendre une voix intérieure, et laisse espérer des prolongements. Des prolongements qui ne sont pas de l’ordre du discours logique, de la démonstration. Si la poésie m’a permis d’écrire, et de penser, c’est parce que j’étais mal doué pour la dissertation, ou le bavardage. Or, à partir du moment où le vers n’a plus de définition stable, où la lecture comme la pratique en sont perdues, la concision est une nécessité. Faute de quoi on verse dans la prose, et la différence est d’ailleurs ténue.

“ Nous attendons davantage de l’éclair que de l’éternité, de l’instant que de l’histoire.”

Si le vers n’a plus de définition stable, est-ce à dire qu’il n’est plus la mesure du poème ?

On ne tient plus de discours en vers, on n’écrit plus poétiquement La Légende des siècles, mais les Illuminations restent une référence. Le haïku aussi, que la brièveté ne suffit pas à définir, ou l’aphorisme selon René Char. Peut-être parce que notre rapport au temps a changé. Nous attendons davantage de l’éclair que de l’éternité, de l’instant que de l’histoire.

es formes ont toujours été diverses, mais ce qui a changé, c’est qu’il n’y en a plus qui s’impose à tous, et que chacun invente la sienne. L’inconvénient, c’est qu’on n’a plus de repère commun, d’où le triomphe de la prose. À part ça, la poésie peut se trouver partout. Le risque, c’est qu’elle ne se trouve nulle part ! Cela n’empêche pas la référence à la tradition. J’ai facilement l’alexandrin dans l’oreille, et si je le laissais faire, il redeviendrait vite le serpent à sonnette (ou le serpent à sonnets ?) qu’il a été. Je lui préfère le vers libre, mais calibré, et dans la prose tout ce qui est fluide. J’ai tendance à fuir les articulations logiques, les effets de manche, la rhétorique trompeuse.

“La poésie est liée au réel, et nous invente une vie plus riche, car elle relève de l’interprétation.”

Vous venez de publier au Bruit du temps un recueil de poèmes finement ciselés, qui attise notre curiosité : Ici on consulte le destin. Il débute par une série de « mots de passe » en forme de quatrains dont voici le premier : « Une porte à tambour / pour entrer dans les rêves / L’esprit toujours léger / mais l’inquiétude au cœur. » Mots de passe pour ouvrir quoi ?

On ne sait pas bien comment un titre s’impose, et l’on peut en changer à la fin, ce qui m’arrive plus souvent dans un livre de poèmes que dans un essai. Par « mots de passe », j’entends ce qui se retient par cœur (et la poésie doit pouvoir se mémoriser), mais aussi ce qui ouvre un espace dans la vie mentale, où l’on est comme le dieu Janus tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir. La poésie est liée au réel, et nous invente une vie plus riche, car elle relève de l’interprétation. En même temps, comme toute œuvre d’art, elle nous donne des bonheurs qui n’ont pas d’équivalent. Bref, la poésie est une ouverture, c’est ce que disent ces « mots de passe ».

Le livre se poursuit magnifiquement sur cette autre partie : « Tous mes souvenirs sont des souvenirs de rêve. » Pour vous, le vécu est-il perdu à jamais ? Ou bien se transforme-t-il en rêve ?

Il n’y a guère de différence entre le souvenir et le rêve, du point de vue de la matière mentale, du flou des images, de l’inévitable élaboration secondaire, et de la focalisation sur un épisode. La continuité est rompue dans les deux cas, et dans les deux cas aussi, on est en dehors du vécu. L’homme qui raconte son rêve est sorti du sommeil, sa conscience comme ses affects ne sont plus les mêmes.
La poésie seule permet de retrouver cette vie oubliée, sous-jacente, non pas telle qu’elle était (naïveté des auteurs de « Souvenirs »), mais telle qu’on la recrée. Grâce à des images qui ont la force de l’hypnose, et des sonorités qui ont une profondeur, ou de l’écho.

« Tout le monde pense, les poètes aussi. » Par cette phrase, vous ouvrez l’anthologie qui vient également de paraître, La Pensée des poètes (éd. Folio essais), trésor de textes passionnants, surprenants, émanant d’une vingtaine de poètes, choisis et introduits par vous (Baudelaire, Mallarmé, Claudel, Valéry, Apollinaire, Mandelstam, Éluard, Michaux, Desnos, Leiris, Queneau, Césaire, Réda…) Est-ce à dire que la forme poème n’est pas le lieu de la pensée ?

Vous me prenez à mon propre piège. J’ai privilégié la prose des poètes, leurs méditations sur tel ou tel sujet, pour montrer qu’ils ne sont pas hors du monde (c’est même tout le contraire), et pour qu’on aperçoive tout un champ de la pensée qui passe inaperçu. Une pensée hors du concept, qui procède par analogies le plus souvent, qui s’interroge plus souvent qu’elle ne conclut, et pour laquelle il n’y a pas de petit sujet.À vrai dire, les poètes ont toujours été des essayistes, mais à partir du moment où le poème est fragile, entre autres parce que chacun doit inventer sa forme, ce qui ne favorise pas la communication, la prose est un indispensable bien commun.

Dans l’introduction, on peut lire : « On a beau savoir que les mots et les choses ont des vies séparées, on s’y résout difficilement. Et l’on passe son temps à tisser des liens imaginaires, en parlant ou en écrivant. » Que voulez-vous dire ?

Le langage est une réalité en soi, c’est un réseau qui peut renvoyer à lui-même (c’est pourquoi il y a chez les poètes une tentation du jeu), mais il est aussi relié au monde et aux autres, par des liens plus ou moins solides, qui peuvent devenir de fines attaches. Métaphores, aspects symboliques, réalité plus ou moins augmentée, surprise ou révélation, tout cela passe par le langage, et singulièrement le langage poétique, plus riche qu’un autre quand il ne se contente pas de l’effusion sentimentale ou du supplément d’âme.

Je voudrais qu’on trouve dans mes poèmes une élaboration qui n’empêche pas la simplicité, une conscience qui n’empêche pas le chant ni l’aventure de la vie intérieure. J’ajoute que j’écris dans un état proche du somnambulisme, souvent allongé, et prenant le risque de l’oubli.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Je suis toujours en train de ruminer quelque chose, parce que sinon le monde a moins de présence, la réalité moins de saveur. Mais il est difficile de parler de ce qui est en cours. Un peu par superstition (en parler enlève de l’énergie à ce qui est encore vagissant), et surtout parce que le projet change au fur et à mesure qu’un livre avance.Disons que j’explore une voie qui se retrouve aussi bien chez Swift que chez Michaux, et qui est encore mieux résumée par ces trois mots que j’emprunte à un poète allemand : « Ironie, satire et sens profond. » Il s’agit de Grabbe, qu’André Breton a placé dans son Anthologie de l’humour noir.

Par Anne Segal