Télérama - n°3096 - La maison de Jaccottet, par Gilles Heuré

 Télérama - n°3096 - La maison de Jaccottet, par Gilles Heuré
13 mai 2009

La maison de Jaccottet

Comme il faut un parrain à toute naissance, celui de la nouvelle maison d'édition d'Antoine Jaccottet, Le Bruit du temps, pourrait être Valery Larbaud. L'écrivain habitait juste en face du petit local du 5e arrondissement, où se dressent quelques piles de livres tout neufs. Sans doute Larbaud, grand traducteur et auteur d'un livre intitulé Ce Vice impuni, la lecture, aurait certainement volontiers adoubé Antoine Jaccottet, traducteur lui-même – du poète allemand Johannes Bobrowski, du romancier anglais Thomas Hardy… – qui a abondamment fouiné dans les bibliothèques d'Oxford dans ses jeunes années, avant de se faire les dents en travaillant sur le Dictionnaire des œuvres et des auteursde Laffont-Bompiani, puis chez Gallimard, pour la belle collection Quarto.

Discret et attentif, Antoine Jaccottet, 54 ans, attend la question : pourquoi créer une maison d'édition aujourd'hui, alors que le climat économique ne s'y prête guère ? « Évidemment, c'est un pari risqué. Mais j'ai la conviction que les très bons livres trouvent leurs lecteurs. »

Les deux premiers ouvrages qu'il publie en sont : parmi les sept livres au catalogue à ce jour, Le Timbre égyptien, un bijou en prose du poète russe Ossip Mandelstam (1891-1938), et L'Anneau et le Livre, de Robert Browning, poète victorien du XIXe siècle – 1500 pages en édition bilingue, le genre de livre propre à faire ricaner les sceptiques. Annoncées pour bientôt, de nouvelles traductions des nouvelles de D.H. Lawrence et des Ambassadeurs, de Henry James, ainsi que les œuvres complètes d'Isaac Babel. « J'aime les séries et les constellations, explique Antoine Jaccottet,les livres qui conduisent les uns aux autres. Mandelstam mène à Isaac Babel, Browning à Henry James, etc. Quant à la question de savoir pourquoi il faut retraduire certains textes… La traduction est un art, mais pas une science. »

Un art qui ne lui est pas inconnu, puisque Antoine Jaccottet est le fils du grand poète et traducteur Philippe Jaccottet : « Mon père aurait préféré que je fasse des études scientifiques, que je gagne ma vie avec un bon métier, plutôt que de me voir faire de la littérature. Mais j'ai retenu de lui une autre leçon : qu'un traducteur doit s'effacer derrière un texte et se faire le plus transparent possible. J'ai eu aussi la chance de travailler avec Pierre Leyris sur des nouvelles de Thomas Hardy. Un homme merveilleux qui, jusqu'à la fin de sa vie, alors qu'il était devenu presque aveugle, continuait de traduire des sonnets de Shakespeare. »

Le Bruit du temps parie sur douze livres par an, parmi lesquels des œuvres contemporaines. « L'édition est un métier où l'amitié et la complicité existent : des textes vous sont recommandés, vous viennent aux oreilles. La cohérence d'une maison d'édition apparaît peu à peu, même si elle n'est pas perceptible tout de suite. Il faut se laisser guider par ses passions. Et il se trouve que les miennes sont partagées par les gens avec lesquels je travaille – c'est ce qu'on pourrait appeler des hasards objectifs. En épigraphe du Bruit du temps, j'ai mis cette phrase de Browning : “Je disparaissais ; le livre prenait toute la place…” Aujourd'hui, on peut avoir le sentiment que c'est trop souvent le contraire. J'avais une grande admiration pour le poète André Du Bouchet, qui disais : “J'écris aussi loin que possible de moi.” Les livres les plus personnels sont ceux qui traduisent cet effort d'écrire plus loin que soi. Une œuvre véritable nécessite cette distance, qui ne figure pas toujours dans toute une partie de la production actuelle, trop narcissique. C'est peut-être ça, la marque de cette nouvelle maison. »

Un coup d'œil par la fenêtre, vers l'ancienne maison de Valery Larbaud, et encore un sourire discret : « Un éditeur doit écouter les écrivains, et bien éditer leurs livres. Mon rêve, c'est que cette maison d'édition fonctionne bien et que, dans quelque temps, on fasse le portrait de mes auteurs plutôt que le mien… »


                                                                                                                                                                                                           Gilles Heuré