Roman
1859. Un couple d'aristocrates allemands vacille. La peinture puissante et fine d'une société aussi brillante que futile, par un auteur méconnu en France.
Peu connu en France, Theodor Fontane (1819-1898) est pourtant l'un des écrivains allemands les plus réédités dans son pays, loué par Thomas Mann qui évoquait « le charme magique » de ses ouvrages, mais aussi par Samuel Beckett, qui en fit son auteur allemand préféré. Romancier à l'œuvre puissante, Fontane agite encore les spécialistes, les uns voulant le rattacher au courant romantique, d'autres l'enrégimentant dans celui du réalisme. En réalité, le grand marcheur qu'il était, originaire du Brandebourg et sillonnant l'Écosse, la France ou le Schleswig-Holstein, trempa sa plume dans l'un et l'autre, traçant son propre chemin. Ne se consacrant entièrement à la littérature que fort tard, publiant d'abord articles et poèmes dans la presse. Dans Perdu à jamais (1891) – qui figurait dans un recueil de quatre de ses romans, paru en 1981 chez Bouquins, et bénéficie aujourd'hui d'une nouvelle et brillante traduction signée John E. Jackson –, Fontane donne la pleine mesure de son talent pour peindre une société aristocratique aussi brillante que futile.
Nous sommes en 1859. Le comte Helmuth Holk et sa femme, Christine, habitent le château de Holkenâs, face à la mer, dans le Schleswig-Holstein, Le couple, qui a deux enfants, Asta et Axel, se délite peu à peu. Un proche de la famille comprend ainsi le désarroi de Christine : « En dépit du meilleur des hommes, qui l'aimait et qu'elle aimait en retour, elle ne vivait pas dans la paix qu'elle désirait. Malgré tout leur amour – sa nature insouciante à lui sa propre nature mélancolique à elle ne concordaient plus vraiment, comme elle s'en était rendu compte de manière toujours plus claire ces derniers temps, quoi qu'elle ait fait pour lutter contre » Appelé comme chambellan auprès de la princesse royale danoise, à Copenhague, ville plus animée et tentatrice que les dunes où il réside, le baron Holk, las de son épouse trop vertueuse et brillante, va être séduit par deux femmes. Logé chez la veuve Hansen, il tombe sous le charme de sa fille Brigitte : « Une lumière tombait sur une jeune femme qui se tenait là, peut-être pour voir, plus vraisemblablement pour être vue » – et Fontane, en quelques mots, dit tout du jeu de séduction. La seconde, dame de compagnie de la princesse, bien plus dangereuse et tentatrice, et qui le qualifie de « catalogue de musée pourvu d'annotations historiques », se nomme Ebba von Rosenberg. Alors qu'ils sont au château de Freriksborg, Holk, la raccompagnant un soir à la porte de sa chambre et hésitant à entrer, se voit ainsi moqué : « Holk, vous êtes encore plus allemand que les Allemands... Ça a duré dix ans devant Troie. Est-ce bien là votre idéal ? »
Est-ce parce qu'il fut longtemps assistant pharmacien que Fontane possède cet art des dosages ? La nature, paisible ou tumultueuse, traduit les sentiments des personnages, et les dialogues sont d'une rare subtilité. Les femmes, mal mariées et en quête d'amour, sont plus intelligentes et résolues que les hommes - tel Holk, fébrile et naïf, et qui sera finalement rejeté par Ebba, après qu'il a décidé de quitter sa femme. Elles oscillent, tiraillées entre la tradition et la morale qui les étouffent et le violent désir de s'en échapper, comme dans cet autre roman de Fontane, le plus connu sans doute, Effi Briest, qu'adapta Fassbinder en 1974. Perdu à jamais — dans lequel Fontane, confiant en ses lecteurs, ne porte aucun jugement sur ses personnages, jouvencelles, duchesses ou barons - est la magnifique peinture psychologique et sociale d'un monde qui, comme le château de Frederiksborg, mi-gothique, mi-Renaissance, périclitera peu à peu.
Gilles Heuré
Traduit de l'allemand et préfacé par John E. Jackson, éd. Le Bruit du temps, 352 p., 25 €.