Télérama - Nos 36 livres coups de cœur pour l’été 2025 - “Perdu à jamais”, de Theodor Fontane

 Télérama - Nos 36 livres coups de cœur pour l’été 2025 - “Perdu à jamais”, de Theodor Fontane
20 juin 2025

Roman

1859. Un couple d'aristocrates allemands vacille. La peinture puissante et fine d'une société aussi brillante que futile, par un auteur méconnu en France.

 

Peu connu en France, Theodor Fon­tane (1819-1898) est pourtant l'un des écrivains allemands les plus réédités dans son pays, loué par Thomas Mann qui évoquait « le charme magique » de ses ouvrages, mais aussi par Samuel Beckett, qui en fit son auteur alle­mand préféré. Romancier à l'œuvre puissante, Fontane agite encore les spécialistes, les uns voulant le ratta­cher au courant romantique, d'autres l'enrégimentant dans celui du réa­lisme. En réalité, le grand marcheur qu'il était, originaire du Brandebourg et sillonnant l'Écosse, la France ou le Schleswig-Holstein, trempa sa plume dans l'un et l'autre, traçant son propre chemin. Ne se consacrant entièrement à la littérature que fort tard, publiant d'abord articles et poèmes dans la presse. Dans Perdu à jamais (1891) ­– qui figurait dans un recueil de quatre de ses romans, paru en 1981 chez Bou­quins, et bénéficie aujourd'hui d'une nouvelle et brillante traduction signée John E. Jackson –, Fontane donne la pleine mesure de son talent pour peindre une société aristocratique aussi brillante que futile.

Nous sommes en 1859. Le comte Helmuth Holk et sa femme, Christine, habitent le château de Holkenâs, face à la mer, dans le Schleswig-Holstein, Le couple, qui a deux enfants, Asta et Axel, se délite peu à peu. Un proche de la fa­mille comprend ainsi le désarroi de Christine : « En dépit du meilleur des hommes, qui l'aimait et qu'elle aimait en retour, elle ne vivait pas dans la paix qu'elle désirait. Malgré tout leur amour – sa nature insouciante à lui sa propre nature mélancolique à elle ne concor­daient plus vraiment, comme elle s'en était rendu compte de manière toujours plus claire ces derniers temps, quoi qu'elle ait fait pour lutter contre » Appe­lé comme chambellan auprès de la princesse royale danoise, à Copen­hague, ville plus animée et tentatrice que les dunes où il réside, le baron Holk, las de son épouse trop vertueuse et brillante, va être séduit par deux femmes. Logé chez la veuve Hansen, il tombe sous le charme de sa fille Bri­gitte : « Une lumière tombait sur une jeune femme qui se tenait là, peut-être pour voir, plus vraisemblablement pour être vue » – et Fontane, en quelques mots, dit tout du jeu de séduction. La seconde, dame de compagnie de la princesse, bien plus dangereuse et ten­tatrice, et qui le qualifie de « catalogue de musée pourvu d'annotations histo­riques », se nomme Ebba von Rosen­berg. Alors qu'ils sont au château de Freriksborg, Holk, la raccompagnant un soir à la porte de sa chambre et hé­sitant à entrer, se voit ainsi moqué : « Holk, vous êtes encore plus allemand que les Allemands... Ça a duré dix ans de­vant Troie. Est-ce bien là votre idéal ? »

Est-ce parce qu'il fut longtemps as­sistant pharmacien que Fontane pos­sède cet art des dosages ? La nature, paisible ou tumultueuse, traduit les sentiments des personnages, et les dialogues sont d'une rare subtilité. Les femmes, mal mariées et en quête d'amour, sont plus intelligentes et ré­solues que les hommes - tel Holk, fé­brile et naïf, et qui sera finalement re­jeté par Ebba, après qu'il a décidé de quitter sa femme. Elles oscillent, tirail­lées entre la tradition et la morale qui les étouffent et le violent désir de s'en échapper, comme dans cet autre ro­man de Fontane, le plus connu sans doute, Effi Briest, qu'adapta Fassbin­der en 1974. Perdu à jamais — dans le­quel Fontane, confiant en ses lecteurs, ne porte aucun jugement sur ses per­sonnages, jouvencelles, duchesses ou barons - est la magnifique peinture psychologique et sociale d'un monde qui, comme le château de Frederiksborg, mi-gothique, mi-Renaissance, péricli­tera peu à peu.

 

Gilles Heuré

Traduit de l'allemand et préfacé par John E. Jackson, éd. Le Bruit du temps, 352 p., 25 €.