Thierry-Guinhut-Litteratures.com - La destinée poétique de Sôseki, entre kanshi et haïku, par Thierry Guinhut

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28 2016

La destinée poétique de Sôseki, entre kanshi et haïku

De langue maternelle allemande, et au-delà de ses Duineser Elegien, Rilke écrivit des vers en français, dont ses Vergers [1]. Cela paraît une gageure que de concevoir de la poésie dans une langue qui ne soit pas d’abord la sienne. Quant au Japonais Natsume Sôseki, il traça les Poèmes de toute une vie en chinois. Que l’on se rassure, Sôseki écrit ses romans en japonais, mais aussi, genre oblige, ses Haïkus à rire et à sourire dans la langue de Bashô. Sans oublier que l’un de ses chefs d’œuvre, Oreiller d’herbes, ait pu, par ses soins mêmes, être qualifié de roman-haïku.

Peut-on parler de poésie autobiographique ? Il s’agit en tout cas, chez Sôseki, d’un parcours de vie, plus exactement intérieure, entre 1867 et 1916, depuis la période estudiantine, jusqu’à la période de Meian, aux visées plus philosophiques, en passant par celles de convalescence et picturale. Il sera resté fidèle au kanshi, ce type de poème chinois classique. Il s’agit parfois de quatrains, souvent de huitains, faits de quatre distiques, parmi lesquels le parallélisme est de règle. Il maîtrisait cet art, sans se confiner dans l’académisme, au point qu’il fut reconnu par les plus grands sinologues de son temps. Deux grands thèmes innervent l’écriture de Sôseki en ses deux cent sept poèmes : la nature et la maladie, au profit, peu à peu, du détachement et de la faveur accordée à la première, dans le cadre d’une éthique taoïste, mais aussi bouddhiste zen.

Au creux d’une intense émotion lyrique, les voyages dans les régions montagneuses sont dès la jeunesse du poète d’évidentes sources d’inspiration :

« Raidillons pour chevaux, coupés par les ruisseaux,
Chemins d’oiseaux se prolongeant parmi le ciel.
Pour mes yeux écarquillés, tournés vers l’ouest,
Le pur éclat d’un sommet neigeux qui rougeoie. »

Hélas, plus douloureusement pathétique, un ulcère gastrique tenailla longtemps Sôseki. Comment y échapper, sinon par le vol de la poésie ?

« Dans ta maladie, le goût de l’art te garantit du monde ;
Dans ma sottise, l’inanité rend mon vol solitaire. »

Plus qu’un passe-temps, qu’un jeu, qu’un pascalien divertissement, l’exercice de la poésie touche à l’essentiel :

« Pour chasser le tourment, point n’est besoin de vin ;
Pour occuper le temps, il n’est que les poèmes. »

C’était en septembre 1890. Bien plus tard, le 21 août 1916, il précise son éthique littéraire :

« Ni littérateur, ni commentateur d’œuvres canoniques,
Je me démène, à l’est, à l’ouest, comme plante flottante. »

Ainsi l’agir et le non-agir, le moi et la nature, le yin et le yang, se complètent et se répondent, se fondent finalement… Jusqu’aux ultimes vers, « quintessence de l’œuvre », selon Sako, dix-neuf jours avant la disparition, à 49 ans, jaillis sous un dernier pinceau le soir du 20 novembre 1916 :

« La vue, l’ouïe, je les oublie, le corps aussi, je le laisse.
J’ai tout le ciel pour chanter mon “Poème d’un blanc nuage”. »

Ainsi va la libération intérieure de l’ermite, au gré des pas silencieux des mots, laissés au bon entendement de qui veut en écouter la pureté.

Cette édition, comme souvent au Bruit du temps (qu’il s’agisse de la biographie d’Ossip Mandelstam [2] ou des Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei [3]), est un bonheur : choix et discrétion de l’illustration de couverture, typographie élégante, pour un véritable tour de force : publier Sôseki de manière trilingue, en chinois (l’original), en traductions japonaise et française, avec le goût des alexandrins et des vers de quinze pieds, toutefois non rimés, par prudence. Avant-propos, introduction, notes et commentaires abondants et délicieusement érudits, bibliographie et chronologie, tout cela de la main du traducteur, ont supposé un soin, voire une ascèse, dont il faut mesurer le prix spirituel entre nos mains recueillies.

Avec une agilité remarquable, Sôseki pouvait passer du kanshi au haïku japonais, dans la plus pure tradition de Bashô [4]. C’est avec un humour — au choix délicat ou sans gêne — qu’il offre ses Haïkus à rire et à sourire. Du moins, parmi quelques 2 600 haïkus, l’illustrateur Minami Shinbô en a-t-il choisi une petite brassée, de ces objets « pas tout à fait géniaux créés par des génies », dit-il. Nous ne lui en voudrons pas, au contraire ; surtout si, comme tout lecteur d’un goût élevé et doué d’un bas ventre en bon état de fonctionnement, nous aimon : « Dans le colza fleuri / Un caca du facteur / En plein jour ». Vingt-huit petits poèmes, bilingues, dans une agréable mise en page, sont environnés par des dessins très colorés, faussement naïfs. N’est-ce qu’un livre pour les enfants ? Lisant « La branche de prunier posée là / Interpelle les nuages / Oh la légende torée du Tao », l’on devine que la surprise poétique est déjà un émerveillement spirituel. Ou « Amaryllis des morts / Quelle importance ! Au bord des chemins ». Là, rien de moins négligeable en sa qualité d’aphorisme philosophique. Quel joli livre précieux et facétieux ! Et un dernier, cosmique et odorant, pour la route : « Son cavalier sur le dos / Le cheval lâche du crottin / Sur les asters étoilés ».

Nous avions déjà traité d’Oreiller d’herbes dans sa dimension romanesque [5]. Si l’appellation roman-haïku, oxymorique en soi, mais assumée par Sôseki, est apparemment excessive, au vu de la longueur, il n’en reste pas moins que l’art de la suggestion y est poussé à sa plus pure acuité. De plus, l’on ne peut qu’y remarquer, outre la toute finesse de l’écriture et son attention permanente au détail, psychologique ou descriptif, l’abondance de ces légendaires poèmes de dix-sept syllabes.

La retraite d’un jeune artiste parmi les montagnes ne lui permettra guère de parvenir à peindre le tableau dont il rêve. En revanche, les haïkus, par l’entremise d’une jeune fille fort fantasque, deviennent ses amis. « Pourquoi faudrait-il un verbe ? », demande-t-elle, lorsque le jeune homme tente de lui traduire une page d’un roman anglais. Il semble que cela puisse s’appliquer au haïku : « Ombre de fleur / Ombre de femme / Vision ou illusion ». L’éveil poétique, « l’oubli du monde », sont-ils les préludes de l’éveil pictural ?

Mais au souvenir de Bashô, s’agrège la culture anglophone de Sôseki, en cela bien représentatif de l’ouverture à l’étranger de l’ère Meiji, car son jeune peintre cite les vers de Shelley ou Meredith.

Cette nouvelle traduction d’Elisabeth Suetsugu s’accompagne à propos des illustrations venues de trois rouleaux peints en couleurs, où figure le texte entièrement calligraphié en 1926. Ce avec un étrange je ne sais quoi venu de l’impressionnisme occidental dans une esthétique paysagère et féminine bien japonaise… Une somptueuse délicatesse imprègne les pages : « Printemps étoilé / Dans la chevelure de la nuit / Passe une branche fleurie ».

« Suivre la nature et quitter le moi », tel est le maître-mot de l’auteur du satirique Je suis un chat [6], aimable et désopilant narrateur pour qui « l’homme a toujours été un lourdaud ». Natsume Sôseki, au-delà de ses compétences d’angliciste (il enseigna la littérature anglaise à l’université de Tokyo à la suite de Lafcadio Hearn), fut un romancier nombreux et couronné de succès, en particulier avec son personnage du Botchan [7] ce petit maître enseignant qui devint au Japon un type, à l’égal de notre Cosette ou de notre Gavroche, mais aussi le diariste sensible et piquant des Petits contes de printemps [8]. Au plus profond, dans l’humanité de ses poèmes, il guide, parmi les herbes, les ronces et les montagnes de la vie, son lecteur, ce modeste impétrant, dans la voie du tao, et dans l’aspiration au souffle paisible du zen.

Thierry Guinhut

[1] Rainer Maria Rilke : Œuvres II, Seuil, 1972, p 313 et 467.
[2] Voir : Pour Ossip Mandelstam ou de la poésie à Voronej
[3] Voir : Kamo no Chômei le vieux sage du Japon : Notes d’une cabane de moine et de l’éveil poétique
[4] Voir : Bashô seigneur-ermite : l’intégrale des haïkus
[5] Voir : Sôseki : Rafales d’automne sur un Oreiller d’herbes
[6] Natsume Sôseki : Je suis un chat, traduit par Jean Cholley, Gallimard / Unesco, 1984.
[7] Natsume Sôseki : Botchan, traduit par Hélène Morita, Le Serpent à plumes, 1993.
[8] Natsume Sôseki : Petits contes de printemps, traduit par Elisabeth Suetsugu, Philippe Picquier, 1999.